L’organisation des retours
« Quand nous sommes arrivés, il y a eu des séries de déportations, des Maliens, des Sénégalais, des Nigérians, des Camerounais. En tout cas pas mal de nationalités. Bon maintenant nous on devait être déportés, nous les Ivoiriens et donc il fallait qu’on se prépare au face à face avec notre représentant qui allait arriver. Quand il est arrivé, dans son sac un lot de laissez-passer. Il vient, il nous dit bon vous allez rentrer au pays, le Président m’a demandé de vous faire rentrer. Moi je lui ai dit : c’est une affaire entre vous et le Président. Moi personnellement je ne rentre pas au pays. Alors il a tenté toutes les voies et moyens pour nous convaincre. »
Le groupe d’Ivoiriens tombe rapidement d’accord sur le fait de refuser de rentrer : « Partir au pays ce n’était pas la solution. On a vu ce que cela a donné avec les gens revenus d’Angola qui sont restés longtemps en prison mais moi si je rentre en Côte d’Ivoire, non seulement je vais croupir en prison, mais peut-être même que je vais me faire tuer. Et les Congolais ils étaient tellement fâchés qu’ils ont attenté à leur ambassadeur. C’était terrible dans le camp. Les gens criaient : rentrer dans un pays comme ça, un pays qui n’existe plus ! »
Certains demandeurs d’asile pensent alors que leur ambassadeur pourrait les aider à contacter le HCR. « Mais ça c’est impossible, j’ai essayé de leur expliquer. Puisque l’ambassade quand même c’est une société étatique, qui est là pour représenter les autorités de notre pays. Donc qui dit l’ambassadeur, qui dit le pouvoir. La voix du Président, du Président qui est actuellement au pouvoir, la voix du président au Maroc, c’est qui ? »
Les contacts avec le HCR
Le groupe d’Ivoiriens dont certains sont des demandeurs d’asile enregistrés et d’autres, comme Serge G., des demandeurs d’asile qui, à peine arrivés au Maroc, avaient été arrêtés avant d’avoir la possibilité de se rendre à Rabat pour faire enregistrer leur demande, sont signalés par certaines ONG au HCR, qui prend contact avec le groupe : « Il y avait une dame là, je sais plus comment elle s’appelait, qui nous appelait, elle nous disait : on va venir demain, on sera là après-demain, on sera là, on sera là. Et de toute façon on va enregistrer les gens etc. En fin de compte nous avons été obligés de regrouper les gens qui avaient l’attestation, ceux qui voulaient demander l’asile, et tout cela, et rien n’a été fait.
« Quand on était au camp là-bas on souffrait, parce que supprimer la liberté comme ça de quelqu’un, le HCR vraiment il était quand même… inapte, il était incapable de nous sortir de ce trou, moi vraiment je ne sais pas, sur qui vraiment on pouvait compter ? Ça a commencé à nous chauffer la tête. Il y a une chose qui a rendu les choses difficiles, une fois il a fait pluie, quand la pluie est tombée les tentes se sont affaissées sous le poids de l’eau qui est restée dessus. Bon cette nuit on n’a pas dormi. On est restés peut-être quatre ou cinq jours comme ça. »
La sortie du camp militaire : retour à Oujda
« Un jour la police est arrivée, ils nous ont comptés et ont commencé à refouler les gens à la frontière. Et les gens même avec qui nous étions au camp, ils ont été jetés à la frontière, arrivés là ils ont continué en Algérie, arrivés là-bas ils ont été encore arrêtés, présentement il y en a qui sont encore dans un camp militaire... je ne sais plus le nom. »
La majeure partie des migrants est évacuée et refoulée en deux vagues : « Ils ont refoulé un premier groupe, puis un deuxième groupe le lendemain. » Serge G. et quelques-uns de ses compagnons restent encore dans le camp quelques jours : « Moi je suis resté au camp, j’étais vraiment désespéré, j’avais perdu espoir. Ils venaient prendre des gens, ils faisaient partir, et on a commencé à démonter le camp, et puis après ça, un jour la police est arrivée, ils nous ont pris.
« Nous sommes arrivés à Oujda, il faisait nuit, la police nous a mis en prison et le lendemain, les militaires nous ont raccompagnés à la frontière. Quand vous arrivez, on vous remet aux Algériens, les Algériens continuent de vous dépouiller, ils vous fouillent et après ils vous disent de partir, et c’est comme ça : vous allez entrer encore au Maroc. Si vous avez de l’argent, des trucs qui traînent, ils prennent tout et vous partez comme ça. Et là il faut marcher, marcher pour arriver à la fac [campus universitaire d’Oujda] et quand tu arrives à la fac aussi, il faut maintenant lutter, comment faire pour partir maintenant sur Rabat ? Il y a beaucoup d’hommes qui ont pris le chemin à pied. »
A Oujda, Serge G. reçoit l’aide d’un militant marocain qui apporte quelques couvertures. Puis, grâce à un peu d’argent envoyé par des compatriotes, il parvient à prendre le bus avec trois autres de ses compagnons de route pour arriver enfin à Rabat.
Rabat
« J’arrive à Rabat, c’est la première fois. C’était au mois de décembre [2005], je suis arrivé ici le 22 décembre. Où aller ? Pas de local. Que faire ? Et voilà, un autre problème qui commence. On a tourné, tourné et puis on est allés là [une association caritative], ils nous ont donné des couvertures, c’était difficile. Au début, on n’a pas trouvé de logement. C’est un Marocain là qui nous a pris, qui nous a mis dans une maison, une maison abandonnée qui n’était pas habitée. On est restés là-bas le temps de trouver un truc. Comme ça après, on arrivait quand même à trouver des gens de bonne foi, qui nous ont aidés, qui nous ont épaulés. »
Serge G. se rend au HCR pour faire enregistrer sa demande d’asile : « On est allés au HCR, on allait au HCR, on allait au HCR… mais pour rentrer c’était difficile, on n’a pas pu rentrer, c’est juste jusqu’au mois de février que j’ai pu avoir mon attestation. » Après un entretien, il attend toujours la réponse à sa demande.
L’Europe ?
« Cette idée d’Europe… Moi j’avais plusieurs amis qui pouvaient quand même m’aider à partir en Europe. Telles n’étaient pas mes ambitions, telles n’étaient pas mes envies, parce que mes envies quand je suis parti au Maroc c’était quoi ? Un pays africain qui, quand même quand tu vois un peu à la télévision, semble un pays qui…, quand même si tu essaies de jouer avec ton intelligence, si tu essaies de bouquiner, voir, contacter les gens, tu pourras quand même te retrouver un peu.
« Si beaucoup ont commencé à nourrir cette idée d’Europe... Cela peut paraître un peu idiot, un peu bête de voir des gens qui à chaque moment, ils apprennent qu’il y a 100 morts, 200 morts par noyade, mais qui s’en vont. Mais ce n’est pas comme s’ils avaient atteint le paroxysme de leur idiotie, c’est du fait qu’ils se disent : “Je suis ici, je fais quoi ? Je deviens quoi ? C’est difficile les conditions de vie donc je préfère aller risquer ma vie, mourir même, en finir avec ma vie et me retrouver en Europe, là-bas il y a peut-être quelque chose à faire, il y a peut-être une brique que je peux casser quotidiennement pour gagner un euro ou deux euros, pour pouvoir manger plutôt que de quémander à chaque fois”. Donc ces personnes, même s’il y a dix milliards de kilomètres à traverser par l’océan avec un petit engin, ils vont partir. C’est les conditions de vie qui génèrent totalement cette idée, cette envie d’aller en Europe.
« Personnellement, telles n’étaient pas mes ambitions. Si je nourrissais cette idée d’Europe depuis longtemps, je serais déjà parti. »
Quel avenir ?
« Moi aujourd’hui je vois les choses, je vois que rien n’a changé parce que, nous sommes là, aucune aide, aucune structure réelle pour nous aider. Il faut manger, donc il faut s’adonner à la mendicité. Il y a des Marocains quand même qui sont de bonne foi, ils nous donnent des petites choses. Et chaque matin il faut se lever, aller se promener dans le marché. Nous habitons à côté d’un marché. Le marché est actif dans la matinée jusqu’à partir de 14h, vous voyez il y a les tomates, les aubergines, les trucs que les gens jettent et là il faut aller ramasser, bien les faire cuire et manger. Si tu es sorti le matin, peut-être aller chercher quelques petites pièces, tu pourras peutêtre essayer d’avoir quelques dirhams pour pouvoir acheter un kilo de riz et c’est comme ça. Nous vivotons, nous vivotons comme des chiens. »
Serge G. explique qu’avec le soutien de quelques ONG, ils parviennent à obtenir quelques vêtements et couvertures et une aide lorsque des soins médicaux sont nécessaires. Aides fort utiles mais pas suffisantes pour leur permettre de vivre dignement. Serge G. et ses compatriotes regrettent surtout l’impossibilité d’accéder au marché du travail et pouvoir gagner leur vie dignement. Dernièrement, lui et son groupe ont été expulsés de leur logement par le bailleur faute d’avoir pu régler le loyer.
« Avec la compétence intellectuelle que nous avons, on essaie de tourner, tourner, pour donner un peu des cours, trouver un petit travail mais vraiment toutes les issues sont bloquées. Au-cune issue qui pourra vraiment vous permettre d’avoir ne serait-ce qu’une petite activité génératrice de fonds. »
Alors quand on lui parle d’avenir... : « C’est un point d’interrogation. Parce qu’aucune aide, aucune perspective de futur, rien que des idées qui sont enfermées, une voix qui a envie d’exprimer quelque chose, qui est enfermée. Tu n’arrives pas d’abord dans un premier temps à manger, tu n’arrives pas dans un deuxième temps à satisfaire ta charge locative, tes déplacements te sont vraiment difficiles, comment est ce que… Si on vous dit d’essayer de voir, d’envisager une ouverture future, pour moi personnellement je ne vois pas, je ne vois pas [silence], personnellement je ne vois pas. »
« Nous sommes vraiment devenus aujourd’hui comme des objets en droit, toutes nos expressions, nos idées, nos envies, nos ambitions, sont restées enfermées… dans une boîte. On n’arrive pas à s’exprimer, on arrive pas vraiment à vivre comme il faut. Nous aussi nous avons nos droits ! Nous avons nos droits, nous avons nos obligations et nous avons nos devoirs. »
Quant à sa famille, il n’en a aucune nouvelle, ce qui dans un sens, malgré la douleur, lui semble préférable, pour ne pas les inquiéter : « Ils sont au village làbas, je ne sais pas s’ils sont encore en vie, ce qu’ils sont devenus. Depuis que je suis sorti je n’ai pas de nouvelles. Mon enfant ? Mon père ? Je l’ai laissé assez fatigué, il arrivait quand même à se maintenir pour maintenir le cap de la famille. Ma mère ? Je ne sais pas. Mes frères, que sont-ils devenus avec ce climat pourri d’injustice ? Je n’ai aucune de leurs nouvelles, ils n’ont aucune de mes nouvelles. Je me console seul et puis avec ma foi. Je sais que quand même ils seront protégés et je vais me débrouiller moi-même avec mes propres ressources. Et je vais lutter. »
source : Réseau scientifique TERRA
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