Le 1er novembre dernier, l’Observatoire sur les victimes des migrations, une organisation italienne, a publié un rapport accablant sur les méthodes employées par l’Italie et la Libye contre les immigrants clandestins. Intitulé Fuite de Tripoli, le rapport mentionne que 8 % des migrants sans papiers qui cherchent à se rendre en Italie passent par la Libye, un pays qui maltraite systématiquement les clandestins par le biais de centres de détentions, dans lesquels se pratiquent la torture et les déportations en plein désert.
Pour lutter contre l’immigration clandestine, l’Italie s’en remet le plus souvent à Frontex, une agence européenne de gardes des frontières. Frontex multiplie les pressions sur les gouvernements des pays d’Afrique du Nord pour qu’ils mettent en place des politiques répressives contre les migrants. Or, la plupart de ces pays ne respectent pas les droits humains, ce qui revient à dire que l’Europe encourage de facto les violations, du moment qu’elles ont lieu en dehors de ses frontières.
Gabriele Del Grande a établi le chiffre de 11 167 morts reliés à l’immigration clandestine depuis 1988. Et une bonne partie de ces gens ont perdu la vie en Méditerranée, devenue une sorte de cimetière marin. Photo : www.meltingpot.orgLe rapport note aussi que « L’Italie et l’Union européenne ont trouvé à Tripoli un allié pour leur propre guerre contre l’immigration clandestine ». Au mois de septembre et novembre 2006, deux études indépendantes conduites par Human Rights Watch et une association marocaine (Afvic) ont confirmé le sort peu enviable des clandestins en Libye. Les rafles, les arrestations arbitraires, la torture et les déportations de masse continuent.
En septembre 2004, le gouvernement de la Libye a reconnu avoir déporté 5000 personnes, déposées en plein Sahara entre la Libye et le Niger où certains sont morts. Une pratique devenue courante au fil des ans. « Des milliers de personnes chargés sur les camions militaires [ont été abandonnées] le long des 4 400 kilomètres de frontière désertique avec la Tunisie, l’Algérie, le Niger, le Tchad, l’Égypte et le Soudan. Au moins 14 000 entre 1998 et 2003. »
Anticipant la fin des sanctions internationales contre la Lybie, le gouvernement italien de Sylvio Berlusconi aurait passé en 2003 un accord secret avec Mouammar Kadhafi dans le but de lutter contre l’immigration clandestine. Du matériel aurait ainsi été expédié en Libye, afin d’équiper des centres de détention. L’Observatoire sur les victimes des migrations a dénombré une vingtaine d’établissements du genre, répartis à travers tout le pays.
Soixante personnes dans une pièce
Que se passe-t-il dans les centres de détention ? Selon l’Observatoire, les migrants y sont détenus « sans aucun procès, dans des conditions insupportables, avec jusqu’à 60 ou 70 personnes entassées dans des cellules de six mètres sur huit... » La Libye n’est pas signataire de la Convention de 1951 de l’Onu, qui protège les réfugiés. Les plus récents chiffres officiels mentionnent que 60 000 personnes pourraient actuellement y être détenues, même si la Libye expulse maintenant les gens par avion. Près de 200 000 personnes auraient été expulsées de cette façon, entre 2003 et 2006. Selon Human Rights Watch, le pays abrite tout de même plus d’un million d’émigrés en situation irrégulière.
Depuis la mise en application de la convention de Schengen par plusieurs pays européens, dont l’Italie, dans les années 1990, certains observateurs évoquent la « forteresse Europe » pour se référer aux nouvelles règles en matière de surveillance des frontières. Les frontières de certains pays sont disparues, mais celles de l’Union européenne se sont refermées, aggravant la situation dans les pays qui servent de passage aux clandestins. « Les pistes transsahariennes sont parsemées de squelettes de clandestins », note le rapport de l’Observatoire sur les victimes de migrations.
Le journaliste Italien Gabriele Del Grande, de l’agence de presse Redattore Sociale, qui maintient le blog fortresseurope.blogspot.com, s’est penché sur le sort réservé aux immigrants clandestins qui se retrouvent sur les routes vers l’Europe. Particulièrement en direction de l’Italie. Il a fait paraître récemment un compte-rendu détaillé de son enquête autour de la Méditerranée, Mamadou va mourir. Fruit d’un séjour de plusieurs mois en Afrique du Nord, son récit constitue une dénonciation sans appel du sort réservé aux personnes qui cheminent par le Sahara, à travers la Méditerranée, pour tenter de se faufiler à l’intérieur de la forteresse européenne. Sur le site fortresseurope.blogspot.com, Gabriele Del Grande a établi le chiffre de 11 167 morts reliés à l’immigration clandestine depuis 1988. Et une bonne partie de ces gens ont perdu la vie en Méditerranée, devenue une sorte de cimetière marin.
Abandonner les navires en détresse ?
Outre le soutien fourni par l’Italie et l’UE à la Libye et aux autres pays de la région, d’autres pratiques soulèvent des questions. Comme par exemple les patrouilles de Frontex dans le canal de Sicile, la principale porte d’entrée vers l’Italie. L’agence y effectue notamment des expulsions par voie maritime vers l’Afrique du Nord, une pratique contraire au droit international. Dans le même ordre d’idée, des groupes de défense des droits en Italie ont fait stopper en 2003 et en 2004 la pratique des renvois automatiques par charter. Orchestrées par le gouvernement de Berlusconi, depuis l’île italienne de Lampedusa vers certains pays africains, ces expulsions étaient menées sans égard pour les revendications des arrivants. Dans le lot, les Nations unies ont établi qu’il se trouvait plusieurs réfugiés légitimes.
L’Union européenne a obligé l’Italie à modifier ses pratiques et à ouvrir des centres de détention pour les migrants sur son territoire. Actuellement, les arrivants sont retenus dans ces centres, 16 au total, et l’Italie a l’obligation de les identifier avant de les expulser vers leurs pays. S’il est impossible de le faire dans un délai de quelques mois, ils sont laissés libres avec un avis de quitter le pays dans les 15 jours. Mais les centres ont fait l’objet de dénonciations de la part de multiples organisations, dont Médecins sans frontières et Amnistie internationale, à cause des mauvaises conditions qui y règnent.
Malgré ces constatations, les clandestins continuent d’affluer en Italie. Bon nombre d’entre eux se rendent travailler sur les terres agricoles, comme celles de la Sicile, où ils se font imposer des conditions proches de l’esclavage. À moins qu’ils n’aboutissent dans les grands centres urbains, comme à Rome, où on les retrouve en train de vendre des babioles un peu partout dans les rues.
Récemment, un cas a retenu l’attention des médias italiens : celui des pêcheurs tunisiens ayant déposé des étrangers en terre italienne. Il s’agit pourtant d’une pratique courante chez les marins : secourir les personnes en détresse. C’est aussi et surtout en accord avec le droit maritime international. Le 8 août dernier, sept pêcheurs tunisiens sont ainsi venus à la rescousse de 44 clandestins en détresse. Proches des côtes, ils les ont débarqués en Italie. Pris en flagrant délit par la police, les pêcheurs sont aussitôt accusés d’avoir voulu passer des « illégaux ».
Ce cas pourrait évidemment constituer un précédent. Les marins devront-ils désormais abandonner les naufragés à leur sort ? Pour le moment, la cause des pêcheurs tunisiens chemine dans l’appareil judiciaire, mais les pêcheurs pourraient faire face à des peines allant jusqu’à 15 années de prison. De quoi envoyer un message inquiétant aux autres marins.
Dans un rapport publié fin octobre, Caritas Italiana note que 6,2 % de la population qui réside en Italie est immigrante et légale, soit 3,7 millions de personnes. Une augmentation de 21,6 % au cours de la dernière année seulement. Combien d’illégaux ? Selon des estimations, ils étaient autour de 170 000 en 2006.
Une nouvelle loi fait actuellement son chemin au Parlement italien, la Loi Amato-Ferrero. Cette dernière viendrait modifier la Loi Bossi-Fini , entrée en vigueur en 2002, qui prône des méthodes musclées pour renvoyer un maximum de clandestins chez eux. Étant donné que l’Italie compte déjà des programmes de travailleurs temporaires légaux, la loi viserait à faciliter l’entrée de ce type de personnes. Il s’agit sans doute d’un progrès par rapport à ce qui existe actuellement. Le plus souvent, les clandestins cherchent à se rendre en Italie afin de dénicher un emploi. Car, paradoxalement, c’est avec l’appui d’un employeur qu’ils peuvent ensuite faire une demande en bonne et due forme.
Avec tout cela, on en oublierait presque que l’Italie était jusqu’à tout récemment une terre d’émigration. Comble de l’ironie, il a fallu attendre les années 1980 pour que le nombre des nouveaux arrivants y dépasse le nombre de ceux qui vont vivre à l’étranger. Encore aujourd’hui, on estime que plus de la moitié des Italiens quittent le pays.
Source : http://www.alternatives.ca