L'auteur Serge Bilé veut tordre le cou aux préjugés
Polémiste, parfois au bord du sensationnalisme, Serge Bilé s'attire à l'occasion les foudres des uns et des autres, attaché qu'il est à faire la preuve d'une réalité pourtant bien simple: tous les hommes sont égaux. Noirs comme Blancs peuvent être tour à tour bourreaux et victimes, dans un contexte d'esclavagisme, par exemple, comme ils sont sans doute comparables dans leur anatomie la plus intime.
Il a été journaliste, puis présentateur de nouvelles télévisées. Mais, depuis deux ans, Serge Bilé s'est lancé dans une mission bien particulière: tordre le cou aux préjugés, parfois liés au passé, à l'esclavage et à la colonisation, qui affectent les Noirs et les Africains. Pour ce faire, il s'est penché sur des sujets pour le moins inusités.
C'est de cela que témoignent quelques titres des quatre livres qu'il a fait paraître en deux ans: La Légende du sexe surdimensionné des Noirs, qui démontre à quel point ce mythe tente de réduire la population noire à un statut de bête, Noirs dans les camps nazis, qui raconte comment les Noirs ont été déportés dans les camps nazis, deux ouvrages parus au Serpent à plumes, puis son dernier-né, Quand les Noirs avaient des esclaves blancs, publié chez Pascal Galodé.
Pour cet Ivoirien arrivé en France à l'âge de 13 ans et qui vit aujourd'hui en Martinique, le déclenchement de la «vocation» s'est fait lorsqu'il a visité une communauté de Noirs descendants d'esclaves marrons, vivant en Guyane, dans la forêt amazonienne. «Ils s'appelaient les Bonis, dit-il. Et au fin fond de la forêt amazonienne, ils ont gardé leurs traditions africaines malgré les siècles, parfois même mieux qu'en Afrique même. J'ai été très touché par leur histoire et, à partir de là, j'ai commencé à m'intéresser à ces questions sur les Noirs, les Africains et leur diaspora.»
Le journaliste espère aussi clouer le bec aux défenseurs du colonialisme qui, pas plus tard qu'en 2005, en France, envisageaient d'enseigner les bienfaits de la colonisation dans les écoles en affirmant que cette colonisation avait eu un rôle positif parce qu'elle avait notamment apporté l'école aux petits Africains.
Car à l'Afrique, il veut redonner ses lettres de noblesse, faire valoir que ce continent a connu, par exemple, par le biais de l'empereur du Mali Kankan Moussa, en 1307, l'école obligatoire pour tous les enfants à partir de sept ans, en langue locale. «Dans le premier cycle, qui durait deux ou trois ans, l'enfant apprenait à lire et à réciter le Coran, puis à écrire. Dans le deuxième cycle, qui durait trois ou quatre ans, il apprenait quelques règles de grammaire et abordait le commentaire. Les cours étaient mixtes et se déroulaient au domicile même des maîtres», écrit-il.
À Tombouctou, on trouvait, dès le XVIe siècle, la prestigieuse université de Sankoré où le niveau des enseignements «n'avait rien à envier aux universités de Cordoue, Damas, Grenade ou du Caire». À cette époque, selon les témoignages de l'Andalou Léon l'Africain, qui visita Tombouctou en 1526, on tirait dans cette ville «plus de bénéfices de la vente des livres manuscrits que de tout le reste des marchandises». Si l'enseignement aux enfants se faisait dans les langues locales, l'enseignement universitaire se donnait, lui, en arabe.
Ce qui n'empêcha pas un certain empereur du Mali, ce Kankan Moussa, de refuser de parler l'arabe en public lors d'un voyage au Caire, pour faire valoir sa langue maternelle. «Le Mansa [comme on appelait l'empereur] entendait affirmer qu'il avait une langue, donc une culture, donc une civilisation, et qu'il était l'égal du sultan d'Égypte», écrit-il. «C'était une façon de démontrer qu'il n'était pas colonisé dans sa tête», ajoute-t-il en entrevue. Plusieurs passages témoignent également du développement de la médecine sous l'empire du Mali.
Secouer les Noirs eux-mêmes
Il faut dire, reconnaît Bilé, de passage à Montréal il y a quelques jours, que l'histoire de l'Afrique est fort mal connue à l'extérieur de ses frontières. Lui-même a fouillé dans des documents rares, dont les manuscrits sont d'ailleurs toujours consignés à l'Université de Tombouctou, pour retracer l'histoire de ces trois empires qui ont constitué l'âge d'or africain: l'empire du Ghana, l'empire du Mali, qui a vu progresser l'islamisation de l'Afrique, et l'empire du Songhaï.
Il cite parmi ses sources des historiens arabes et soudanais de l'époque, mais aussi des récits d'Européens. Si cette histoire est enseignée de façon parcellaire en Afrique même, elle n'est pas du tout connue du grand public en Europe, ni même dans les départements d'outre-mer comme la Martinique.
En écrivant ses livres, Serge Bilé espère d'ailleurs secouer les Noirs eux-mêmes d'une posture qui les maintient dans un rôle exclusif d'objets ou de victimes de l'histoire.
«Eux-mêmes, écrit-il en introduction de son livre, se complaisent d'ailleurs dans cette posture, en résumant le plus souvent leur passé à la seule période de la traite négrière, au point d'oublier que leurs ancêtres ont bien avant cela fondé de grandes civilisations et joué un rôle important dans la marche du monde. C'est ce que démontre ce livre qui raconte, dans leur grandeur et leur décadence, l'histoire de Ghana, de Mali et du Songhaï.»
C'est d'abord et avant tout pour cela que Serge Bilé écrit. J'écris, dit-il, «pour dire à mes enfants: "Vos ancêtres n'ont pas été que des esclaves et des colonisés, ils ont aussi connu des moments extraordinaires dans l'histoire de l'Afrique, de grands empires qui ont eu un rayonnement comparable a ceux qu'on trouve en Asie, en Europe ou ailleurs; la colonisation n'est qu'une partie de votre histoire".»
Ces empires ont en effet vu défiler des souverains très puissants, et certains d'entre eux possédaient des esclaves blancs, comme on désignait à l'époque les Arabes et les Berbères, dont «la couleur de la peau n'avait pas encore été altérée par le métissage que produiront, par la suite, des siècles de concubinage avec les captives Africaines», écrit Bilé.
Bien avant Christophe Colomb?
Ces esclaves, qui sont par ailleurs demeurés minoritaires à travers les siècles, seraient apparus dans le royaume Soninké de Wagadou au IVe siècle. On les appellera plus tard les mamluks. Certaines thèses avancées par Bilé sont plus étonnantes encore, car elles n'excluent pas le fait que les Africains aient voyagé en Amérique bien avant Christophe Colomb.
Le père de Kankan Moussa par exemple, Mansa Abubakar II, aurait disparu dans une expédition maritime, alors qu'il tentait de parvenir à «l'extrémité de la mer environnante». Le souverain de l'époque «fit équiper, écrit Bilé, deux cents navires remplis d'hommes, et d'autres, en même nombre, remplis d'or, d'eau et de vivres, en quantité suffisante pour des années».
On ne sait pas ce qu'il advint de ces navires, qui furent ensuite rejoints par des milliers d'autres. Les Africains auraient-il alors accosté en Amérique? Sans conclure sur la question, Bilé rappelle que l'explorateur espagnol Vasco Nunez de Balboa avait rencontré des Noirs, en 1513, sur l'isthme de Panama. Ces Noirs, selon les témoignages recueillis, «ne pouvaient s'être installés dans cet endroit qu'avant l'arrivée de Christophe Colomb au Nouveau-Monde».
«On a tendance à vouloir fermer l'histoire», dit-il, en attribuant l'exclusivité de la découverte de l'Amérique à Colomb.
Malgré son engagement pour la diffusion de l'histoire de l'Afrique, Serge Bilé s'oppose formellement à l'idée, qui a commencé à faire son chemin à Toronto, de créer des écoles spécifiquement conçues pour des Noirs de la diaspora, afin de les aider dans leur cheminement. «La seule façon dont les hommes évoluent, dit-il, c'est dans la rencontre. Chaque fois que les gens se recroquevillent sur eux-mêmes, et notamment les Noirs entre eux, c'est une catastrophe.»
C'est dans le choc des idées et l'échange des cultures, croit-il, que les Africains et leurs descendants, ainsi que tous ceux qui les entourent, se trouveront grandis.
Caroline Montpetit
Source : http://www.ledevoir.com