Migrants ouest-africains : Miséreux, aventurier, ou notable politique africaine n° 109 mars 2008 Editions Khartala 219 pages
Voyage au cœur d’un phénomène clandestin
Dans ce dossier consacré aux migrations ouest-africaines ‘Politique africaine’ fait un retour sur des évènements récents - Ceuta et Melilla (2005) et les pirogues des Canaries ( 2006). Mais plutôt que d’amplifier un discours sécuritaire jouant sur l’essor présumé des migrations clandestines, on a choisi ici de resituer dans le contexte plus large des migrations internes à l’Afrique. En effet, la focalisation sur le passage et le transit oblitère par exemple les processus d’installation au Maghreb de nouvelles figures de migrants, l’importance des espaces intermédiaires comme les métropoles urbaines, ou encore les effets de chaînes dans les zones rurales rejetant la vision misérabiliste qui inspire les politiques publiques européennes et africaines et discutant le cadre des études transnationales qui occulte la fabrique des frontières, les auteurs ébauchent une réflexion sur la question du (co)développement, en mettant en lumière les fonctions liées aux transferts d’argent.
Les événements migratoires des deux dernières années ont frappé les observateurs par leur radicale nouveauté : les assauts répétés contre les grillages de Ceuta et Mélilla en octobre 2005 et les départs des pirogues à partir des côtes ouest–africaines vers les Canaries afin de rallier l’Espagne durant l’été 2005. Mais au lieu des ruptures d’intelligibilité attendues, les grilles de lectures et interprétations qui se sont imposées à travers les médias ont été très conventionnelles, recyclant de vieilles rhétoriques de l’humanitaire et son double sécuritaire au (co) développement. On a assisté d’abord à une victimisation des migrants renvoyant à une vision misérabiliste de la migration, héritière de la longue tradition de déploration des ‘exodes’ provoqués par la colonisation en Afrique autour de la Première guerre mondiale.
Dès la fin août 2006, le ministre de l’Intérieur sénégalais parlait ainsi de ‘drame humanitaire’ comme les autorités ibériques des îles Canaries. Avec la mise en place, au large du Sénégal et de la Mauritanie, du dispositif européen Frontex, la criminalisation des passeurs fait écho à la déresponsabilisation du migrant. Sont montrés du bout du doigt les pêcheurs de Saint-Louis, puis ceux de la péninsule sénégalaise du Cap Vert. De victimes du pillage des ressources maritimes par les flottes étrangères, leur savoir-faire les a transformés en acteurs centraux du drame, en passeurs. En second lieu, l’option du développement prend la forme du plan dit de ‘retour vers l’agriculture’ (Reva) du président sénégalais Abdoulaye Wade, qui reçoit de fortes sommes de l’Espagne et de la France. Elle est rapidement relayée par l’unanimisme des candidats à la présidentielle française autour du codéveloppement, dont les résultats, hormis une masse de rapports et de réunions pour découpler l’aide au retour et codéveloppement, sont peu concluants.
‘Barça ou Barsakh’ (‘Barcelone ou la mort’), tel est le message laconique délivré par les ‘aventuriers’ de la migration eux-mêmes, vérifiant l’assertion de Hirschman selon laquelle l’exil option est une prise de parole politique (voice) silencieuse. La formule est rapportée dès le mois d’août par les journaux sénégalais pour qualifier ce phénomène de prise de risque désigné jusque-là par les mots ‘pirogues’ en français, locco en wolof, cayucas ou pateras en espagnol. Alors que la version en français oppose les deux termes d’une alternative, la formule Wolof, qui inclut un mot arabe, est beaucoup plus ouverte ; Barça peut désigner la ville de Barcelone où explose l’emploi dans les métiers peu qualifiés ou bien le club de football - ce dernier sport représentant la promotion rêvée par beaucoup d’aventuriers - comme dans le roman de Fatou Diom Le ventre de l’Atlantique (Paris, Anne Carrière, 2003). De même, Barzakh dans le Coran désigne la zone d’ombre, une frontière ou un purgatoire, mais également le lieu d’attente du paradis qui sera atteint le jour du jugement dernier pour celui qui, juste avant de mourir, réaffirme sa foi.
Quant aux commentaires des politiques, arrêtons-nous aux termes utilisés par les partis d’opposition sénégalais qui ont vu là un rappel du tragique naufrage du bateau le Joola qui avait fait en 2002 près de 2 000 victimes, mais aussi ‘une nouvelle traite négrière à rebours’. D’autres références à la traite négrière apparaissent au cours du mois de septembre 2006 lorsque l’Espagne et la France signent des accords avec le Sénégal allouant des financements en contrepartie du rapatriement des migrants clandestins. Lors de l’annonce du Plan Afrique mis en place par le gouvernement espagnol, les sans-papiers d’Espagne dénoncèrent la connexion entre les patrons européens du travail clandestin, ‘nouveaux négriers’, et les mafieux africains à la tête de filières de passeurs.
Cette double référence à la navigation et à la traite négrière est au centre de la réflexion de Paul Gibroy qui fait du bateau négrier le trope de l’atlantique noir (Black Atlantic) et s’arrête dans son ouvrage (The Black Atlantic-Modernity and Double Consciousness. Londres, Verso, 1933) sur un tableau, le célèbre Slave Ship de Turner (1840), qui participait d’une campagne abolitionniste. Le tableau est lui-même une réponse à l’acte de naissance du romantisme que fut le Radeau de la Méduse, peint par Géricault en 1819, qui représente un bateau échoué sur les côtes mauritaniennes et comprend en son centre un naufragé noir.
Une véritable ‘politique de la pitié’ (Hannah Arendt) ne peut s’exercer qu’à partir d’une distance critique, comme celle prise par les contributions de ce dossier, regroupées en trois ensembles : la mise en cause de la vision misérabiliste du migrant et de la crise de la pêche du couple humanitaire/sécuritaire, le développement et l’historicité de la problématique migration/développement, enfin les espaces urbains interstitiels où se superposent les strates migratoires et les figures du courtage des réseaux transnationaux (Cf Jean Schmitz Institut de recherche pour le développement (Ird)
En juillet 2007, lors du congrès annuel de la Renaissance des femmes d’Afrique de l’Ouest (Rafao), qui avait pour thème ‘l’immigration clandestine de la jeunesse ouest-africaine : la voix des femmes’, le président sénégalais Abdoulaye Wade a sommé les mères sénégalaises d’arrêter d’’encourager leurs enfants à braver les dangers pour aller chercher fortune en Europe’. Si cette déclaration n’est guère étonnante dans la bouche du président Wade, pressé par ses partenaires européens de mettre un coup d’arrêt aux départs en pirogue vers les Iles Canaries, elle l’est peut–être davantage du côté des actrices de la société civile qui ont repris le thème de la conférence alors même que certaines ont joué un rôle actif dans la migration. Pourquoi certaines d’entre elles se mobilisent-elles aujourd’hui pour freiner les départs en pirogue, comme c’est le cas à Thiaroye-sur-mer où s’est créé le Collectif des femmes pour la lutte contre l’immigration clandestine ?
Dès lors, ne faut-il pas repenser le rôle des femmes non migrantes, et particulièrement des mères restées au pays, dans le processus migratoire des jeunes hommes ? Les autorités sénégalaises et les acteurs occidentaux du développement ont fait leur cette proposition, en multipliant les partenariats avec le Collectif de Thiaroye soudain érigé en tête de proue d’un discours anti-migratoire clandestine en parfaite adéquation avec l’agenda européen de fermeture des frontières. C’est d’ailleurs en s’appuyant sur sa forte médiation, consécutive à la visite à Thiaroye de Ségolène Royale en septembre 2006, que le Collectif a utilisé son ancrage local et sa notoriété pour accéder aux acteurs institutionnels, gouvernementaux et non gouvernementaux, et ainsi lever des fonds.
Le Collectif des femmes pour la lutte contre l’immigration clandestine de Thiaroye-sur-mer (Sénégal) illustre l’actuelle reconfiguration des enjeux féminins liés à la migration. Après avoir soutenu les départs en pirogues, les mères d’enfants disparus ont cherché à décourager ce type de projet migratoire. Porteur d’un discours anti-migratoire, conforme aux agendas du Nord, le Collectif a suscité l’intérêt des médias et des acteurs du développement. Cette mobilisation en situation d’extraversion témoigne d’une évolution des identités militantes et sociales, d’une recomposition du jeu d’acteurs et des images locaux du courtage international d’une cause (cf Emmanuelle Bouilly Université Paris I).
Au cours des dernières années, les arrivées de pirogues chargées de jeunes migrants africains sur les plages des îles espagnoles des Canaries, au large de l’Afrique de l’Ouest, ont suscité maintes interrogations. On analysera ici le rôle joué par les communautés de pêcheurs artisans africains. Ces pêcheurs très dynamiques et tenant une place importante dans l’économie ouest africaine, ont acquis, au cours de l’histoire, des capacités qui les ont en quelque sorte préparés à fournir un appui efficace à la migration par voie maritime. On décrit aussi par quel enchaînement d’événements, les filières migratoires en sont venus à faire appel à leurs services. Mais il apparaît aussi que les pêcheurs artisans ne sont pas les organisateurs de ce phénomène et ne fournissent pas non plus le gros des effectifs de migrants. (cf Aliou Sall, Projet européen Ecost et Pierre Morand. Institut de recherche sur le développement (Ird)).
L’article de Flore Gubert (Ird) traite de la cohérence des politiques de développement en prenant l’exemple des politiques migratoires et d’aide de la France à l’égard du Mali. Pour ce faire, l’histoire de l’émigration malienne vers la France est retracée, et les effets de la politique française de gestion des flux migratoires sur le volume et les caractéristiques des flux migratoires en provenance de ce pays sont décrits. Finalement, les initiatives françaises en matière de co-développement sont analysées et critiquées.
La vallée du Sénégal a été le miroir brisé de deux illusions : le développement accompagné d’alphabétisation en langue maternelle aurait dû freiner la migration, puis depuis 1990, l’argent des (ex) migrants devant s’investir dans les périmètres irrigués. La première négligeait l’historicité des filières migratoires et des mouvements culturels, qui révéla une ethnographie multisite. La seconde faisait l’impasse sur l’économie morale très hiérarchique des villages et la diversité des cultures du courtage et de la médiation sous-jacente aux transferts d’argents. (cf Jean Schmitz (Ird) et Marie Eve Humery, Ehess).
En présentant le phénomène migratoire en Mauritanie, les médias européens ne considèrent souvent que la migration de transit entre l’Afrique Subsaharienne et l’Europe. En réalité, les flux sont aujourd’hui interrompus par les contrôles de l’Union européenne qui obligent les candidats au passage à s’installer dans le pays. Par ailleurs, la Mauritanie a une longue tradition d’immigration de populations ouest africaines, dernièrement renouvelée avec le pétrole et la transition démocratique. Les discours politiques et populaires révèlent que cette présence étrangère devient source de tensions et de débat national (Armelle Choplin, Cnrs).
Dans les médias européens, la Mauritanie est présentée comme une ‘plaque tournante’ pour les migrants clandestins qui entendent gagner l’Europe via les îles Canaries. De nombreux migrants qui entendaient remonter plus au Nord, se retrouvent depuis lors bloquer à Nouadhibou (120 000 habitants) et dans la capitale Nouakchott (800 000 habitants) où, par défaut, ils finissent par s’installer. Dans ces villes, ils rejoignent d’autres immigrés venus travailler en Mauritanie.
Avec la mise en place d’une politique migratoire voulue par l’Ue, on assiste à la construction de différentes figures : le migrant, l’immigré et le clandestin. Or ces catégories sont poreuses, ce qui entraîne des confusions multiples et dangereuses dans un pays à l’équilibre fragile. L’histoire de la Mauritanie est, en effet, caractérisée par une forte conflictualité autour de la question de l’identité du pays, qu’on définit souvent comme peuplé de populations ‘arabo-berbères’ (Maures) et ‘négro-mauritaniennes’ (Haalpulaar, Soninké, Wolof). Aussi au-delà des diverses circulations migratoires qui s’imbriquent, c’est la question du rapport à l’autre et en particulier à l’’étranger noir’ qui est posée. Dans un climat d’incertitudes et de crispations identitaires, on assiste à l’élaboration d’un discours extrémiste et à des revendications d’’autochtonie’ qui se traduisent par une stigmatisation croissante des ‘allochtones’ (qu’ils soient de nationalité mauritanienne ou étrangère). Plus largement, c’est le régime de citoyenneté qui se trouve mis en cause.
Les politiques d’immigration drastiques menées par les pays européens concourent à faire du passage des frontières un enjeu majeur pour les migrants cherchant coûte que coûte à se rendre en Europe. L’article d’Anaikpian (université Paris 7) se propose de mettre en lumière la figure du ‘thiaman’ sénégalais, passeur de frontières du Maroc vers l’Europe. L’examen de sa position au sein des réseaux migratoires sénégalais invitera à une comparaison heuristique avec les figures historiques du jatigi et du coxeur, pivots des migrations et mobilités ouest-africaines. Mais c’est aussi l’impact des politiques migratoires sur la structuration des réseaux de passage vers l’Europe qui sera soulevée. Le ‘tuteur logeur’ est revisité.
L’annonce des résultats des élections présidentielles kenyanes a provoqué une éruption de violence très importante. Elle a coûté la vie à des centaines de personnes et obligé des dizaines de milliers d’autres à quitter leur lieu de résidence. Ces évènements mettent en lumière les multiples problèmes (contestations sociales, sclérose politique, inégalités foncières, criminalisation de la société) auxquels l’Etat kenyan doit faire face. Se déroulant dans une situation partisane confuse, la campagne électorale de 2007 a été marquée par des débats de fond et une véritable mobilisation, qui a parfois pris une dimension violente. Mettant en compétition deux hommes aux caractères et aux visions diamétralement opposés, elle s’est révélée très vivante, tout en soulevant un certain nombre d’enjeux qui ont pu contribuer à une exacerbation des violences après l’annonce des résultats contestés de la présidentielle.
Ce numéro de Politique africaine contient des analyses fort pertinentes sur la question des migrants ouest-africains. Il nous sort des sentiers battus que l’on peut lire dans la presse. C’est pourquoi, il mérite d’être lu attentivement par les hommes politiques, les syndicalistes, les étudiants, les chercheurs et les journalistes africains.
Amady Aly DIENG
Source : www.walf.sn