Booba a les pieds en France, la tête aux Etats-Unis et le cœur au Sénégal. Les tatouages de son torse nu exhibé sur la pochette de son nouvel album l’attestent : « Bakel city » en hommage à la ville de l’Est sénégalais, « 92 » pour le département de la banlieue parisienne des Hauts-de-Seine où il a grandi. Pour les Etats-Unis, une casquette rouge de base-ball suffit. Une triple culture qui en fait la proie facile des contradictions.
La France l’a porté sur le podium du rap hexagonal. Lui n’a que peu d’amour pour elle. Il ne lui pardonne pas son passé colonial ni ses discriminations envers les Français d’origine africaine. « Je ne me sens pas plus français qu’américain ou africain », expliquait t-il le 21 novembre au Parisien. Découvert en 1996 au sein du groupe Lunatic avec « Le crime paie », hymne cynique et saignant à la délinquance, il sortit en 2000 avec son alter ego Ali un premier et dernier album.
Leur amitié ne résista pas au succès, et le Sénégaulois laisse depuis libre cours à ses « puzzles de mots et de pensées » en plantant une jungle de mots sombre et sauvage. Plus de 400 000 personnes ont visité celle de son dernier album paru en 2006, « Ouest Side ». Les Etats-Unis l’ont construit en tant qu’artiste depuis un séjour d’un an à Détroit dans son adolescence. Élevé au gangsta rap friand de femmes et de violence, il l’assaisonne à la sauce mafé-bourguignonne et, à l’image des businessmen que sont devenus Jay-Z ou 50 Cent, multiplie les « clashs » visant d’autres rappeurs et diversifie ses sources de revenus.
Il a créé sa marque de vêtements et sa face hante les murs du métro au profit d’un jeu vidéo. Son arrogance et cet atlantisme assumé - il a déménagé à Miami - agace une partie du public qui a grandi avec la contestation politique de NTM ou le grain de folie du Saïan Supa Crew. Le 4 octobre dernier, devant 40 000 spectateurs réunis au Stade de France pour le concert Urban Peace 2, il jeta une bouteille de whisky dans la foule qui lui lançait des projectiles et l’insultait avant de quitter la scène.
« On ne peut pas dire qu’on défend les pauvres alors qu’en fait on en est distant. »
Seul le Sénégal semble trouver grâce à ses yeux. « A 10 ans, j’ai vu Gorée, depuis, mes larmes sont éternelles », raconte t-il dans 0.9. C’est en hommage à un cousin sénégalais qu’il s’est nommé Booba et quand il entre sur le plateau télévisé de la Star Academy, c’est avec un t-shirt aux couleurs du Sénégal. Et pourtant. Le rappeur de Guédiawaye, Fou Malade, épinglait dans une interview accordée à Rue89 l’été dernier certains de ses homologues français : « Il y a plein de rappeurs français qui te disent ’le bled, le bled !’ Mais quand nous venons en France, ils n’ont même pas envie de nous rencontrer. Si ceux qui s’achètent aujourd’hui des Lamborghini pensaient à investir quelque chose au bled ça réduirait la pauvreté, et en même temps ça voudrait dire que le rap n’est pas que discours. On ne peut pas dire qu’on défend les pauvres alors qu’en fait on en est distant, c’est un mensonge. » Cette critique visait-elle Booba ? Le légendaire rappeur de NTM Joey Starr a quant à lui dénoncé le peu de place qu’il accorde dans ses textes à la situation du Sénégal. Lorsqu’il l’évoque dans 0.9, c’est plutôt pour parler de « rentrer au pays, marier quatre grognasses qui m’obéissent ».
Difficile d’échapper aux contradictions quand on écrit au sujet de l’Afrique « Maman dort d’un sommeil léger, je dois la réveiller, je dois lui dire de fuir ces PDG », et qu’on accepte de dessiner un modèle de chaussures pour la multinationale Nike, souvent critiquée. Placé sur les semelles, le drapeau du Sénégal est bien moins visible que la célèbre virgule.
Fabien OFFNER (Correspondance particulière), LE SOLEIL