Le mardi 14 novembre à 20h, débutait dans les gares françaises (Paris intra muros plus qu’ailleurs), l’une des grèves les plus longues et les plus dures de ces dix dernières années. La grève des cheminots. Dans la capitale française, deux évènements marquaient le paysage : les fils kilométriques des voitures prises dans des embouteillages monstres aux portes des grands axes routiers et les quais de stations de métros et de gares SNCF noirs de monde. Ces deux scénarios sont les résultantes d’un conflit qui oppose d’un côté, un gouvernement qui s’apprête à mettre en pratique l’une de ses promesse majeures de la campagne électorale précédente, la réforme des régimes spéciaux et de l’autre, la coordination des syndicats de cheminots rechignant de voir disparaître quarante ans de « privilèges » (soyons prudents) acquis à la suite de longs et pénibles combats.
Face à la fermeté du gouvernement à vouloir manu militari appliquer sa réforme « d’harmonisation » des régimes spéciaux, la détermination de la coordination des cheminots refusant de travailler plus longtemps, plus précisément au-delà des 37 ans et demi requis jusqu’aujourd’hui. Alors que l’Etat fait de la retraite à 40 ans pour tous, le pilier central de son projet, dans une logique d’alignement des régimes spéciaux sur le régime général des retraites, les cheminots eux, mettent en avant la pénibilité de leur métier. Résultat, le conflit durera 9 jours consécutifs, avec des conséquences économiques très lourdes pour la plupart des sociétés dont les produits restés bloqués dans les wagons et dans les rails, ne pouvaient être livrés à temps. Mais la facture demeure particulièrement salée pour les principaux promoteurs des transports publics : la SNCF avec 180 millions d’euros de perte depuis le début du conflit en raison de 20 millions d’euros de manque à gagner par jour, et la RATP (4 millions de perte par jour de grève). Ces deux entreprises étant publiques, c’est donc indirectement les caisses de l’Etat qui seront fortement affectées. Certains économistes, les plus pessimistes en tout cas, parlent même de 0,1 point de perdu sur la croissance du dernier trimestre de l’année, tablée à 0,4 point, soit ¼ de la croissance du quatrième trimestre.
Cependant, les plus grands perdants de ce bras de fer, demeurent incontestablement les usagers. Pris entre le marteau et l’enclume, pour éviter d’employer l’expression impopulaire (du moins chez les cheminots et leurs soutiens) de « prise d’otages », les usagers sont devenus dans cette affaire, les Cochons de Payants. Pour reprendre la formule ironique du confrère du quotidien parisien, l’usager « galère ». « Il marche dans le froid, piétine sur des quais de gare, attend des trains qui ne viennent jamais, se presse dans des rames de métro bondées. Il se lève au coeur de la nuit, grille des « RTT » qu’il n’a pas choisis, mange sur le pouce, ne va plus au cinéma, et ne reçoit plus d’amis ».
Pourtant au sein même des usagers, un groupe sort du lot, celui des travailleurs étrangers. Des travailleurs qui eux, sans démagogie aucune, ont vécu le véritable calvaire. Touchant les salaires les plus bas du pays, ces empolyés, dans leur plus grande majorité n’ont pas les moyens de s’acheter une voiture ni circuler en taxi. Parmi eux, Moussa Sy un malien de 47 ans, plongeur dans un restaurant de Livry Gargan. Obligé de passer 36 heures dans son lieu de travail à la demande de son patron, Moussa est privé pendant tout ce temps de sa femme et de ses 5 enfants. « Mon patron m’a dit dès la fin de mon service à 22h que les transports étaient arrêtés et que malheureusement, il ne pouvait pas me déposer en voiture », nous confie-t-il. Puis avec un air de colère, il ajouta : « Il m’a alors proposé de passer la nuit dans le restaurant en précisant qu’il me déposerait le lendemain après le service. Il n’est pas revenu du tout, mais plutôt son adjoint qui habite à deux pas de là. J’ai dû encore passer la nuit car tous ceux que je connaissais qui avaient une voiture étaient tous pris. En fin de compte, j’ai passé 36 heures sur mon lieu de travail ». Finalement, n’en pouvant plus, Moussa Sy a dû marcher une heure durant avant d’être emmené par un taximan salutaire et après en avoir vu passer des dizaines qui n’ont pas daigné ralentir, bien que vides de clients.
Quant à Marietou Camara, d’origine gambienne résident à Courbevoie, elle était femme de ménage dans un centre commercial de Saint Denis depuis sept ans. Après deux jours d’absences, elle a reçu un appel téléphonique de son employeur pour lui signifier qu’il lui avait trouvé un remplaçant. « Il m’a tout simplement mis à la porte », déclare-t-elle, encore sous le choc.
Seidi Mamandio lui a de la chance. originaire du Sénégal, cet agent de sécurité incendie dispose d’un véhicule depuis six ans. Entre son domicile de Bobigny et son lieu de travail de Pantin, Seidi a passé de longues minutes, coincé dans les innombrables embouteillages des carrefours de circulation. La facture ? 10% de plus que son budget de carburant des jours ordinaires, à laquelle s’ajoutent les retards au travail. « J’étais obligé d’ignorer les sollicitations des piétons, par précaution », affirme-t-il. Pour tout ce monde donc, une épreuve physique, financière et surtout émotionnelle.
Mais combien sont-ils en réalité, ces femmes de ménage, ces laveurs de carreaux, ces hommes d’entretien et de nettoyage qui s’étaient levés non pas de bonheur, comme le disent certains, mais à 4 heures du matin c'est-à-dire au cœur de la nuit, pendant que les autres dorment paisiblement ? Combien sont-ils ces maîtres-chiens laissés sous la pluie au bord des trottoirs désertés de la ville et qu’aucun automobiliste ne consent prendre en autostop ? Ils ont grelotté dans le froid des quais vides, en attente d’un hypothétique train. Ils ont marché sous le vent glacial de l’aurore à travers les rues consternées de la capitale pour atteindre un lieu de travail situé à « perpétuité ».
Dans une société où les désagréments quotidiens se prolongent et se durcissent, le sort du petit peuple doit être pris en compte par les pouvoirs publics et son cri perçu comme le signe d’une nation qui vacille avant qu’elle ne sombre pour longtemps. Lors de pareil conflit, chacun des antagonistes doit se refuser à opposer l’autre à l’exclu, ou à le désigner à la vindicte pour faire l’apologie d’une société où l’État ne serait plus que le garant de la concurrence libre et non faussée. Autrement, ce sont les plus démunis qui en pâtiront. Et cela d’autant que les médias idéologisés, si étrangers au monde qu’ils sont censés décrire qu’ils ne comprennent plus rien quand la réalité n’est pas conforme à leurs schémas, ont égaré le porte-voix destiné à la frange la plus fragile du pays .
Entre un gouvernement autiste et des syndicats chevronnés, les travailleurs étrangers, noyés dans la masse des usagers ont souffert en silence sans qu’aucune attention ne soit porté à leur particulière situation, sans qu’aucun relaie ne soit accordé à leur appel à l’aide, y compris leur propre patrons, qui par comble de l’ironie, les invitent sèchement à se « débrouiller comme tout le monde », à défaut de quoi, ils verront leurs salaires amputés des journées d’absences et de retards.
Mais comme dit le proverbe africain, « à chaque fois que deux éléphants se battent c’est toujours l’herbe qui souffre ».
Par SOUAIBOU FOFANA