Situé le long du fleuve Sénégal, au milieu de buttes rocheuses, Bakel offre un patrimoine historique riche et varié. Cette ville perdue au fond du Sénégal oriental regorge d’authentiques traces de l’époque coloniale. En la visitant, on découvre de magnifiques sites dignes d’admiration. C’est le cas du Pavillon René Caillé, du Fort de Faidherbe, des trois tours militaires et du cimetière des circoncis qui ont été inscrits en 2003 sur la liste des Monuments historiques et qui se présentent comme un trésor susceptible de sortir cette localité de l’anonymat. Malheureusement, tout cet héritage qui pouvait faire de Bakel une vraie destination du tourisme historique et culturel, est laissé à l’abandon. Et sa disparition pourrait constituer une perte capitale d’une partie de la mémoire collective.
Il est des lieux d’une beauté fantasmagorique et d’une valeur insoupçonnées que le désenchantement conjugué à une certaine indifférence peut rendre invisibles et même plonger dans un anonymat absolu.
La ville de Bakel, située à l’extrême-Est du Sénégal, en constitue un exemple parfait. Avec ses multiples collines qui la surplombent et qui font son originalité, cette ville, plusieurs fois centenaire, se dresse telle une carte postale. Le visiteur qui parcourt 850 km en provenance de Dakar, via Saint-Louis, Ourossogui, ou qui se tape 700 km en passant par Tambacounda se laisse envahir par le charme irrésistible de la vue panoramique que lui offre la nature avec des plaines verdoyantes et étendues qui, au lointain horizon, donnent l’impression de toucher le ciel. Dès l’entrée de cette contrée bien dotée par la nature, l’Histoire fait un clin d’œil. En effet, Bakel fait partie des villes chargées d’histoire. Son passé est marqué par divers événements tumultueux qui ont forgé son histoire. Deuxième ville du Sénégal à une lointaine époque, Bakel est une occupation très ancienne. Fondé entre le 11e et le 13e siècle, Bakel a d’abord appartenu au célèbre empire du Ghana, avant d’être envahi tour à tour par les Malinkés, les Soninkés et les Bambaras.
Cette localité tomba sous la dépendance du pouvoir des Almamys du Boundou, avant de passer aux mains des colonisateurs français en 1819, qui y installèrent une garnison après avoir signé un traité de paix avec le seigneur local. Bakel fut ainsi une étape majeure de la pénétration française à l’intérieur du continent africain. Cette ville qui fut un carrefour incontournable du commerce de la gomme et de l’arachide, vit aujourd’hui sous les affres de l’exclusion et l’indifférence presque totale.
Riche en histoire et en culture, Bakel ruisselle de trésors et comporte plusieurs monuments historiques à visiter impérativement. Du fort Faidherbe, avec ses canons pointés vers le fleuve et la vieille ville, au pavillon René Caillé, en passant par les trois tours de guet, le cimetière des colons. Ces nombreuses bâtisses, témoins de ce glorieux passé, qui se dressent encore dans un défi acharné contre les aléas du temps, peinent et constituent un chantier fertile malheureusement non exploité
Des monuments délabrés
Notre périple nous mène au Fort Faidherbe. Érigé sur une colline surplombant la ville, le Fort a été édifié sous le règne de Faidherbe qui voulut faire de Bakel le principal centre de résistance contre El Hadji Omar Tall. Cet emplacement géostratégique conforte le rôle militaire que Bakel fut appelé à jouer autrefois. Entouré de grandes murailles crénelées le long desquelles figurent encore les meurtrières où, jadis, les soldats plaçaient leurs fusils, le fort équipé de canonnières, a véritablement joué un rôle dans la stabilité de la zone. Démarrés en 1816, les travaux de construction ont été achevés en 1818. « Le fort construit pour rendre plus rentable le commerce sur le fleuve, car Bakel a été pendant longtemps le grand pôle économique de la région du haut fleuve avec surtout le commerce de la gomme et de l’arachide », nous informe Abdou Khadre Tandia.
Avril 1886. Un point d’histoire non négligeable. C’est à cette date qu’a eu lieu l’attaque du Fort Faidherbe par le marabout soninké Mamadou Lamine Demba Dibassi Dramé. « Le rôle de Bakel était de protéger les traitants (Maurel et Prom, Peyrissac), mais aussi contre les Maures, qui attaquaient de l’autre côté, ainsi que les pulaar. Mamadou Lamine Dramé, venu pour la diffusion de l’Islam, s’est trouvé en face des Français. En 1886, il attaqua le fort et créa une grande confusion. Le marabout et sa troupe sont arrivés à Modinkané un jour de vendredi. Arrêtant le combat pour prier, ils ont été attaqués, par surprise, par les colons qui ont tiré un coup de canon dans la foule, créant une folle débandade. Le marabout a voulu remobiliser ses hommes pour contre attaquer, mais la surprise de l’attaque était telle que tout le monde avait disparu. Il échoua donc et fut chassé hors du Sénégal par l’armée française», rappelle M. Tandia, qui a fait sa thèse sur l’attaque du fort de Bakel. En décembre 1887, le marabout est vaincu et tué par les Français à la bataille de Toubacouta, à la frontière avec la Gambie. Aujourd’hui, la forteresse est encore debout, comme pour narguer le temps. Âgé de près de deux siècles, cet édifice se dresse encore fière de son passé glorieux sur une haute colline, contemplant, dans un silence absolu, la profonde vallée. En face, sur la rive droite, se trouve Gouraye, en Mauritanie. Le Fort de Faidherbe abrite désormais les services de la préfecture.
Un musée à ciel ouvert
Une seule journée ne suffit pas pour connaître la ville de Bakel qui a beaucoup donné sans rien recevoir en retour. Mais le temps étant compté, il fallait mettre les bouchées doubles. Dans cette randonnée, Idrissa Diarra, un directeur d’école à la retraite, accepte de nous servir de guide. Homme de culture, les populations et même les étrangers le connaissent comme étant un grand passionné d’histoire, particulièrement celle de Bakel qu’il se fait un plaisir de partager généreusement avec tout visiteur qui débarque. L’expédition se révèle être un véritable voyage dans le Bakel de l’époque coloniale. Direction pavillon René Caillé. Sous un soleil de plomb, qui darde ses rayons meurtriers, l’accès au site demande du temps et beaucoup d’énergie. Pour notre part, pressés de voir de plus près ce site, nous avons choisi la voiture. Mais impossible d’avancer. On y accède par un dédale de ruelles caillouteuses.
Une fois là haut, on est charmé par la vue pittoresque, les constructions flirtant, parfois, avec la colline, les mosquées… bref, tout Bakel en miniature. Notre guide se prête volontiers au jeu des questions-réponses. Selon M. Diarra, l’explorateur français n’a pas construit ce pavillon. Il n’était que de passage au cours d’un voyage qui devait le mener à la ville légendaire de Tombouctou en 1824. Les gens ont pensé l’honorer en lui donnant le nom de ce pavillon. Ce pavillon est patrimoine de l’Humanité. Il a tour à tour servi d’école, logement au chef d’arrondissement, à l’adjoint du préfet, de gendarmerie. La mairie avait pris quelques initiatives, en transformant, en 1988, cet endroit en un Centre de lecture et d’animation culturelle (Clac). Malheureusement, cette expérience n’a pas marché, faute de lecteurs. Cette bibliothèque a baissé pavillon. Pis, les enfants, insouciants, ont cassé les portes pour voler les livres.
Cette bâtisse, devenue un musée à ciel ouvert, est quotidiennement exposée à l’usure et au délabrement. Ce site fait le bonheur des enfants qui s’y adonnent à leurs jeux de cache-cache, mais aussi aux populations qui viennent y satisfaire leurs besoins naturels. Du fait de ce délaissement déconcertant, il abonde d’ordures et de déchets qui entraînent inéluctablement des odeurs nauséabondes qui étouffent les visiteurs. Le pavillon est laissé à l’abandon et chaque jour qui passe, une partie de son histoire part avec une petite lueur d’espoir quant à sa restauration. Ce qu’il faut, selon M. Diarra, c’est la sécurisation de tous ces lieux emblématiques. « Ce n’est plus pour Bakel, mais pour l’Humanité tout entière. Il faut que l’État prenne bien soin de ces endroits. Et une fois réhabilités, il faut qu’on pense mettre des gardiens pour assurer la sécurité afin qu’il garde leur côté culturel et historique », a-t-il soutenu.
Les trois tours de guet
Autres curiosités de Bakel : les trois tours de guet, perchées sur des collines et qui surveillent les alentours de la ville. Au Sud, se trouve la tour le Mont aux Singes, au nord la tour des pigeons et au centre, la tour Joris ou encore la tour du télégraphe qui est aujourd’hui complètement rasée. Sous un soleil de plomb, qui darde ses rayons meurtriers, y accéder demandait du temps et beaucoup d’énergies. Pressés de voir de plus près ces sites, nous avons choisi la voiture, qui s’engage aussitôt sur une route caillouteuse, serpentant, à travers la vaste plaine, de petites buttes verdoyantes qui surgissent çà et là. À mesure que nous prenons de l’altitude, Bakel apparaît comme un magnifique tableau naturel, plus que jamais majestueux. La vue d’en haut est magnifique et l’on peut voir à cent lieues à la ronde. Un réel plaisir de profiter de l’ensorcelante vue panoramique qu’offrent, sur les hauteurs, les tours.
Selon notre guide, la position de ces postes d’observation et de surveillance était stratégique pour défendre, à travers les époques, toutes les portes d’entrée de la ville et de surveiller les évolutions de l’étranger qui s’approchait de Bakel. M. Diarra regrette, cependant, que ces sites soient voués à l’abandon et qu’aucune considération ni revalorisation ne leur soient accordée. À ce titre, ils doivent être restaurés, préservés et classés patrimoine historique national. Ils le méritent bien, car ils ont tant donné au Sénégal alors que le Sénégal ne leur a encore rien donné en retour.
LE CIMETIERE DES COLONS... se meurt
Au pied de la tour du mont des singes, le cimetière militaire, qui jouxte les maisons, se trouve être un passage inéluctable vers notre destination. Ce décor atypique ne peut échapper à quiconque se balade dans le cimetière. Il a été créé pour inhumer tous les soldats tombés après l’attaque du fort, en 1886, par Mamadou Lamine Dramé. Il est de plus en plus délaissé. Avec sa porte soigneusement cadenassée, on ne sait trop comment les ânes et les chèvres sont parvenus à y pénétrer pour brouter les herbes hautes couvrant partiellement quelques sépultures. Curieux, nous arpentons les allées et déchiffrons les noms gravés sur les pierres tombales sous lesquelles reposent des soldats artificiers, de l’infanterie marine, des enseignes de vaisseau, des médecins, des matelots. Adjudant Bournazeaux, Cornillaux, administrateur des Colonies, Lieutenant de génie Léon Joseph Joris, chevalier de la Légion d’honneur, commandant de Bakel, Capitaine Le Franc, Soldat Dumas de l’infanterie marine, sous lieutenant Georges Maubert, tirailleur sénégalais, Enseigne de vaisseau Chouvel de Bel air, Capitaine d’Artillerie de marine William V. Le Franc et le Lieutenant Alkamessa sont autant de noms que l’on peut lire sur les épitaphes.
Au milieu, se dressait fièrement une stèle érigée à la mémoire de ces soldats morts si loin de chez eux et sans que leurs parents viennent fleurir leurs tombes dont une bonne dizaine est dégradée et même proche de la profanation. « Le cimetière des colons, se trouvant au pied de la tour, a été construit après l’attaque du fort de Bakel, en 1886, par Mamadou Lamine Demba Dibassy Dramé. Il y a eu beaucoup de morts dans le rang des colons. Comme on ne pouvait pas rapatrier les corps en France, on a préféré les enterrer ici. Il y a aussi d’autres soldats, morts bien après, qui reposent ici. Récemment, des citoyens chrétiens décédés y étaient enterrés », indique M. Diarra. Selon lui, ce cimetière est entretenu, même si c’est de façon irrégulière et une fois par an, les militaires français viennent rendre les honneurs à leurs morts.
L’étrange histoire du cimetière des 100 circoncis
Notre pérégrination nous mène au cimetière des 100 circoncis, un lieu empreint de mystère. Rien, à part des amas de pierres, qui représenteraient des tombes, n’indique que c’est un cimetière. On aurait dit que le temps avait fait son œuvre, dissimulant le lieu de repos éternel. Et pourtant, ce lieu fait partie de la liste des sites classés. À une certaine époque, raconte notre guide, il y a eu 100 circoncis, avec leur Bao (le maître de la case des circoncis) qui sont enterrés ici. « Une fois arrivés sur la colline, ils ont aperçu des tamariniers et furent tentés par leurs fruits. Ils en ont cueillis et les ont sucés. Instantanément, 99 sont morts, le centième, qui était le seul survivant, est retourné chez lui », explique M. Diarra.
Pendant toute la durée de leur circoncision, les circoncis sont à l’écart, en brousse. « Quand sa mère l’a vu et lui a demandé ce qu’il faisait là. Il lui a raconté la mésaventure. Elle lui dit alors : « Mon fils, je ne veux pas entrer l’histoire de cette façon. Jusqu’à des générations après, on parlera toujours de nous. Retourne là où les autres sont morts et fais ce qu’ils ont fait pour y rester ». Ce qu’il fit », indique M. Diarra. Est-ce une légende ? Un cimetière fantôme ? Nul ne le sait et nul ne le saura, selon M. Diarra. « Depuis lors, aucun parent des cents circoncis ne s’est présenté. D’aucuns disent que c’était une manière d’éradiquer la peur de la honte en milieu soninké et aussi d’inculquer le culte de la bravoure. Il y a beaucoup de points d’interrogation », soutient-il.
Bakel, c’est également sa montagne sacrée. « À l’époque, les jeunes du village y étaient conduits. Une fois circoncis, ils descendaient, drapés de leurs tenues. Dans la plaine, ils trouvaient des jeunes filles en rang avec, dans la bouche, du djambou (riz trempé dans du sucré pour être croqué). Une fois que les circoncis qui peuvent être leurs frères, leurs cousins ou leurs amis se présentent, elles versent ce qu’elles ont dans la bouche sur le circoncis », explique M. Diarra. Ensuite, poursuit-il, le circoncis traverse la rangée de filles pour aller se placer devant ou l’attend un cavalier. « Il monte alors sur le cheval et retourne en brousse pendant un mois », ajoute-t-il.
GENIE PROTECTEUR
Bakel, c’est aussi ses légendes. Cette contrée en foisonne. Selon M. Diarra, il y a un arbuste sur les berges du fleuve qui, toute l’année, garde vertes ses feuilles. Aux temps, les jeunes filles du village s’organisaient et faisaient des cotisations, elles faisaient du thiakry (couscous de mil arrosé de lait caillé) et le soir, elles allaient derrière le village, sous des fromagers hantés et s’adonnaient à certaines danses. Elles revenaient ensuite avec des calebasses pleines de couscous qu’elles offraient à Fenda Goudeyni, le génie protecteur de cette zone. Quand elles lançaient la calebasse, elle parvenait intact au génie. « Avec l’islamisation, les jeunes devenus plus modernes, ce rite n’est plus pratiqué. C’était à l’époque où il y avait les fédé, des associations qui regroupaient les jeunes de même âge (garçon et filles). Les croyances anciennes étaient encore là, mais aujourd’hui, ces pratiques ont complètement disparu », soutient-il.
PORTRAIT
Abdou Khadre Tandia, un historien attaché à sa terre natale
M_KADER_TANDIALe professeur d’histoire à la retraite, Abdou Khadre Tandia, est un patriote et un serviteur dévoué à sa ville. Pour cet homme de culture, chaque jour est un combat contre la dégradation de l’immense patrimoine historique de sa cité, Bakel.
La situation de Bakel ne laisse pas indifférents ses fils. Parmi ceux-ci, Abdou Khadre Tandia s’est fortement illustré à travers le combat qu’il mène au quotidien pour sortir la ville de sa profonde léthargie. Cet ancien professeur d’histoire, reconverti en entrepreneur, fait partie de ces intellectuels qui ont pris le pari de rester dans leur terroir pour mettre leur savoir-faire au profit de Bakel. Depuis son retour, il s’intéresse aux affaires de sa cité et aux nombreux défis qu’elle doit relever. Véritable homme de culture, M. Tandia, qui a toujours fait montre d’un désir de participer à l’émancipation et au développement des cultures locales de Bakel, s’est fortement impliqué dans les journées culturelles de cette cité aujourd’hui à l’arrêt, mais aussi au Festival ondes intégration (Foi) de la radio Jiida, qui constitue un moment de retrouvailles de la communauté soninké dans toute sa composante vivant au Sénégal, au Mali, en Mauritanie, en Europe.
Pour cet ancien professeur d’histoire, qui a présenté en 1972 un mémoire de maîtrise sur : « Bakel et la pénétration française au Soudan (1866-1896) », sa ville est l’une des plus riches en monuments historiques. Une richesse qui lui aurait permis, sans nul doute, de se positionner en tant que destination touristique des plus prisées par les touristes. Malheureusement, la totalité des monuments souffre de la marginalisation, d’une absence de politique de réhabilitation… Abdou Khadre Tandia regrette aussi le triste sort dans lequel se trouvent le fort, le pavillon René Caillé et aussi les tours de guet. « En France, le moindre monument qu’on va visiter, on y laisse un éco. Mais ici, tout est gratuit, et les touristes viennent et s’en vont. Il n’y a aucun moyen de faire payer cette activité », déplore-t-il. « Le but des journées culturelles initiées il y a quelques années était de pouvoir restaurer ce patrimoine. Au début, quelques forts ont été réhabilités, mais pas conformément au plan initial, donc loin du respect des standards et règles en vigueur dans ce domaine. Les réfections étaient faites juste le temps des manifestations. Les années suivantes, le manège à repris, mais à la longue, ce fut l’abandon », indique-t-il. Par la suite, explique M. Tandia, l’Association pour la revalorisation de la culture à Bakel (Arevac) a voulu s’en occuper, mais les fonds ont fait défaut. « La mairie ne donne rien, de même que les autres organismes », déplore-t-il. « Même pour le gardiennage du pavillon qu’on avait transformé en centre de lecture, c’était un problème. Une fois à l’issue des journées culturelles, après les cérémonies, il restait 250.000 francs Cfa. Avec cet argent, on a cherché un gardien. On l’a payé pendant dix mois. Mais comme il n’y avait de sous, ce fut le fiasco. Les portes furent cassées et les vitres volées », indique l’ancien professeur. Malgré les nombreuses sollicitations pour réhabiliter ces sites aujourd’hui abandonnés à l’érosion du temps, faute d’une prise en charge adéquate, il n’y a eu aucune réaction. « Pour restaurer ce genres de monuments, il faut des spécialistes et des moyens dont nous ne disposons malheureusement pas », indique M. Tandia. Il estime que ces monuments méritent plus que jamais une attention particulière, demandant à ce qu’il leur soit accordé l’intérêt qu’ils méritent. Selon lui, ce serait une grave erreur de laisser cette richesse inestimable se dégrader. À son avis, il convient de tout mettre en œuvre pour stopper la crise traversée par la politique en faveur du patrimoine.
Reportage de Samba Oumar FALL, Souleymane Diam SY (textes) et Habib DIOUM (photos), lesoleil.sn
Cette localité tomba sous la dépendance du pouvoir des Almamys du Boundou, avant de passer aux mains des colonisateurs français en 1819, qui y installèrent une garnison après avoir signé un traité de paix avec le seigneur local. Bakel fut ainsi une étape majeure de la pénétration française à l’intérieur du continent africain. Cette ville qui fut un carrefour incontournable du commerce de la gomme et de l’arachide, vit aujourd’hui sous les affres de l’exclusion et l’indifférence presque totale.
Riche en histoire et en culture, Bakel ruisselle de trésors et comporte plusieurs monuments historiques à visiter impérativement. Du fort Faidherbe, avec ses canons pointés vers le fleuve et la vieille ville, au pavillon René Caillé, en passant par les trois tours de guet, le cimetière des colons. Ces nombreuses bâtisses, témoins de ce glorieux passé, qui se dressent encore dans un défi acharné contre les aléas du temps, peinent et constituent un chantier fertile malheureusement non exploité
Des monuments délabrés
Notre périple nous mène au Fort Faidherbe. Érigé sur une colline surplombant la ville, le Fort a été édifié sous le règne de Faidherbe qui voulut faire de Bakel le principal centre de résistance contre El Hadji Omar Tall. Cet emplacement géostratégique conforte le rôle militaire que Bakel fut appelé à jouer autrefois. Entouré de grandes murailles crénelées le long desquelles figurent encore les meurtrières où, jadis, les soldats plaçaient leurs fusils, le fort équipé de canonnières, a véritablement joué un rôle dans la stabilité de la zone. Démarrés en 1816, les travaux de construction ont été achevés en 1818. « Le fort construit pour rendre plus rentable le commerce sur le fleuve, car Bakel a été pendant longtemps le grand pôle économique de la région du haut fleuve avec surtout le commerce de la gomme et de l’arachide », nous informe Abdou Khadre Tandia.
Avril 1886. Un point d’histoire non négligeable. C’est à cette date qu’a eu lieu l’attaque du Fort Faidherbe par le marabout soninké Mamadou Lamine Demba Dibassi Dramé. « Le rôle de Bakel était de protéger les traitants (Maurel et Prom, Peyrissac), mais aussi contre les Maures, qui attaquaient de l’autre côté, ainsi que les pulaar. Mamadou Lamine Dramé, venu pour la diffusion de l’Islam, s’est trouvé en face des Français. En 1886, il attaqua le fort et créa une grande confusion. Le marabout et sa troupe sont arrivés à Modinkané un jour de vendredi. Arrêtant le combat pour prier, ils ont été attaqués, par surprise, par les colons qui ont tiré un coup de canon dans la foule, créant une folle débandade. Le marabout a voulu remobiliser ses hommes pour contre attaquer, mais la surprise de l’attaque était telle que tout le monde avait disparu. Il échoua donc et fut chassé hors du Sénégal par l’armée française», rappelle M. Tandia, qui a fait sa thèse sur l’attaque du fort de Bakel. En décembre 1887, le marabout est vaincu et tué par les Français à la bataille de Toubacouta, à la frontière avec la Gambie. Aujourd’hui, la forteresse est encore debout, comme pour narguer le temps. Âgé de près de deux siècles, cet édifice se dresse encore fière de son passé glorieux sur une haute colline, contemplant, dans un silence absolu, la profonde vallée. En face, sur la rive droite, se trouve Gouraye, en Mauritanie. Le Fort de Faidherbe abrite désormais les services de la préfecture.
Un musée à ciel ouvert
Une seule journée ne suffit pas pour connaître la ville de Bakel qui a beaucoup donné sans rien recevoir en retour. Mais le temps étant compté, il fallait mettre les bouchées doubles. Dans cette randonnée, Idrissa Diarra, un directeur d’école à la retraite, accepte de nous servir de guide. Homme de culture, les populations et même les étrangers le connaissent comme étant un grand passionné d’histoire, particulièrement celle de Bakel qu’il se fait un plaisir de partager généreusement avec tout visiteur qui débarque. L’expédition se révèle être un véritable voyage dans le Bakel de l’époque coloniale. Direction pavillon René Caillé. Sous un soleil de plomb, qui darde ses rayons meurtriers, l’accès au site demande du temps et beaucoup d’énergie. Pour notre part, pressés de voir de plus près ce site, nous avons choisi la voiture. Mais impossible d’avancer. On y accède par un dédale de ruelles caillouteuses.
Une fois là haut, on est charmé par la vue pittoresque, les constructions flirtant, parfois, avec la colline, les mosquées… bref, tout Bakel en miniature. Notre guide se prête volontiers au jeu des questions-réponses. Selon M. Diarra, l’explorateur français n’a pas construit ce pavillon. Il n’était que de passage au cours d’un voyage qui devait le mener à la ville légendaire de Tombouctou en 1824. Les gens ont pensé l’honorer en lui donnant le nom de ce pavillon. Ce pavillon est patrimoine de l’Humanité. Il a tour à tour servi d’école, logement au chef d’arrondissement, à l’adjoint du préfet, de gendarmerie. La mairie avait pris quelques initiatives, en transformant, en 1988, cet endroit en un Centre de lecture et d’animation culturelle (Clac). Malheureusement, cette expérience n’a pas marché, faute de lecteurs. Cette bibliothèque a baissé pavillon. Pis, les enfants, insouciants, ont cassé les portes pour voler les livres.
Cette bâtisse, devenue un musée à ciel ouvert, est quotidiennement exposée à l’usure et au délabrement. Ce site fait le bonheur des enfants qui s’y adonnent à leurs jeux de cache-cache, mais aussi aux populations qui viennent y satisfaire leurs besoins naturels. Du fait de ce délaissement déconcertant, il abonde d’ordures et de déchets qui entraînent inéluctablement des odeurs nauséabondes qui étouffent les visiteurs. Le pavillon est laissé à l’abandon et chaque jour qui passe, une partie de son histoire part avec une petite lueur d’espoir quant à sa restauration. Ce qu’il faut, selon M. Diarra, c’est la sécurisation de tous ces lieux emblématiques. « Ce n’est plus pour Bakel, mais pour l’Humanité tout entière. Il faut que l’État prenne bien soin de ces endroits. Et une fois réhabilités, il faut qu’on pense mettre des gardiens pour assurer la sécurité afin qu’il garde leur côté culturel et historique », a-t-il soutenu.
Les trois tours de guet
Autres curiosités de Bakel : les trois tours de guet, perchées sur des collines et qui surveillent les alentours de la ville. Au Sud, se trouve la tour le Mont aux Singes, au nord la tour des pigeons et au centre, la tour Joris ou encore la tour du télégraphe qui est aujourd’hui complètement rasée. Sous un soleil de plomb, qui darde ses rayons meurtriers, y accéder demandait du temps et beaucoup d’énergies. Pressés de voir de plus près ces sites, nous avons choisi la voiture, qui s’engage aussitôt sur une route caillouteuse, serpentant, à travers la vaste plaine, de petites buttes verdoyantes qui surgissent çà et là. À mesure que nous prenons de l’altitude, Bakel apparaît comme un magnifique tableau naturel, plus que jamais majestueux. La vue d’en haut est magnifique et l’on peut voir à cent lieues à la ronde. Un réel plaisir de profiter de l’ensorcelante vue panoramique qu’offrent, sur les hauteurs, les tours.
Selon notre guide, la position de ces postes d’observation et de surveillance était stratégique pour défendre, à travers les époques, toutes les portes d’entrée de la ville et de surveiller les évolutions de l’étranger qui s’approchait de Bakel. M. Diarra regrette, cependant, que ces sites soient voués à l’abandon et qu’aucune considération ni revalorisation ne leur soient accordée. À ce titre, ils doivent être restaurés, préservés et classés patrimoine historique national. Ils le méritent bien, car ils ont tant donné au Sénégal alors que le Sénégal ne leur a encore rien donné en retour.
LE CIMETIERE DES COLONS... se meurt
Au pied de la tour du mont des singes, le cimetière militaire, qui jouxte les maisons, se trouve être un passage inéluctable vers notre destination. Ce décor atypique ne peut échapper à quiconque se balade dans le cimetière. Il a été créé pour inhumer tous les soldats tombés après l’attaque du fort, en 1886, par Mamadou Lamine Dramé. Il est de plus en plus délaissé. Avec sa porte soigneusement cadenassée, on ne sait trop comment les ânes et les chèvres sont parvenus à y pénétrer pour brouter les herbes hautes couvrant partiellement quelques sépultures. Curieux, nous arpentons les allées et déchiffrons les noms gravés sur les pierres tombales sous lesquelles reposent des soldats artificiers, de l’infanterie marine, des enseignes de vaisseau, des médecins, des matelots. Adjudant Bournazeaux, Cornillaux, administrateur des Colonies, Lieutenant de génie Léon Joseph Joris, chevalier de la Légion d’honneur, commandant de Bakel, Capitaine Le Franc, Soldat Dumas de l’infanterie marine, sous lieutenant Georges Maubert, tirailleur sénégalais, Enseigne de vaisseau Chouvel de Bel air, Capitaine d’Artillerie de marine William V. Le Franc et le Lieutenant Alkamessa sont autant de noms que l’on peut lire sur les épitaphes.
Au milieu, se dressait fièrement une stèle érigée à la mémoire de ces soldats morts si loin de chez eux et sans que leurs parents viennent fleurir leurs tombes dont une bonne dizaine est dégradée et même proche de la profanation. « Le cimetière des colons, se trouvant au pied de la tour, a été construit après l’attaque du fort de Bakel, en 1886, par Mamadou Lamine Demba Dibassy Dramé. Il y a eu beaucoup de morts dans le rang des colons. Comme on ne pouvait pas rapatrier les corps en France, on a préféré les enterrer ici. Il y a aussi d’autres soldats, morts bien après, qui reposent ici. Récemment, des citoyens chrétiens décédés y étaient enterrés », indique M. Diarra. Selon lui, ce cimetière est entretenu, même si c’est de façon irrégulière et une fois par an, les militaires français viennent rendre les honneurs à leurs morts.
L’étrange histoire du cimetière des 100 circoncis
Notre pérégrination nous mène au cimetière des 100 circoncis, un lieu empreint de mystère. Rien, à part des amas de pierres, qui représenteraient des tombes, n’indique que c’est un cimetière. On aurait dit que le temps avait fait son œuvre, dissimulant le lieu de repos éternel. Et pourtant, ce lieu fait partie de la liste des sites classés. À une certaine époque, raconte notre guide, il y a eu 100 circoncis, avec leur Bao (le maître de la case des circoncis) qui sont enterrés ici. « Une fois arrivés sur la colline, ils ont aperçu des tamariniers et furent tentés par leurs fruits. Ils en ont cueillis et les ont sucés. Instantanément, 99 sont morts, le centième, qui était le seul survivant, est retourné chez lui », explique M. Diarra.
Pendant toute la durée de leur circoncision, les circoncis sont à l’écart, en brousse. « Quand sa mère l’a vu et lui a demandé ce qu’il faisait là. Il lui a raconté la mésaventure. Elle lui dit alors : « Mon fils, je ne veux pas entrer l’histoire de cette façon. Jusqu’à des générations après, on parlera toujours de nous. Retourne là où les autres sont morts et fais ce qu’ils ont fait pour y rester ». Ce qu’il fit », indique M. Diarra. Est-ce une légende ? Un cimetière fantôme ? Nul ne le sait et nul ne le saura, selon M. Diarra. « Depuis lors, aucun parent des cents circoncis ne s’est présenté. D’aucuns disent que c’était une manière d’éradiquer la peur de la honte en milieu soninké et aussi d’inculquer le culte de la bravoure. Il y a beaucoup de points d’interrogation », soutient-il.
Bakel, c’est également sa montagne sacrée. « À l’époque, les jeunes du village y étaient conduits. Une fois circoncis, ils descendaient, drapés de leurs tenues. Dans la plaine, ils trouvaient des jeunes filles en rang avec, dans la bouche, du djambou (riz trempé dans du sucré pour être croqué). Une fois que les circoncis qui peuvent être leurs frères, leurs cousins ou leurs amis se présentent, elles versent ce qu’elles ont dans la bouche sur le circoncis », explique M. Diarra. Ensuite, poursuit-il, le circoncis traverse la rangée de filles pour aller se placer devant ou l’attend un cavalier. « Il monte alors sur le cheval et retourne en brousse pendant un mois », ajoute-t-il.
GENIE PROTECTEUR
Bakel, c’est aussi ses légendes. Cette contrée en foisonne. Selon M. Diarra, il y a un arbuste sur les berges du fleuve qui, toute l’année, garde vertes ses feuilles. Aux temps, les jeunes filles du village s’organisaient et faisaient des cotisations, elles faisaient du thiakry (couscous de mil arrosé de lait caillé) et le soir, elles allaient derrière le village, sous des fromagers hantés et s’adonnaient à certaines danses. Elles revenaient ensuite avec des calebasses pleines de couscous qu’elles offraient à Fenda Goudeyni, le génie protecteur de cette zone. Quand elles lançaient la calebasse, elle parvenait intact au génie. « Avec l’islamisation, les jeunes devenus plus modernes, ce rite n’est plus pratiqué. C’était à l’époque où il y avait les fédé, des associations qui regroupaient les jeunes de même âge (garçon et filles). Les croyances anciennes étaient encore là, mais aujourd’hui, ces pratiques ont complètement disparu », soutient-il.
PORTRAIT
Abdou Khadre Tandia, un historien attaché à sa terre natale
M_KADER_TANDIALe professeur d’histoire à la retraite, Abdou Khadre Tandia, est un patriote et un serviteur dévoué à sa ville. Pour cet homme de culture, chaque jour est un combat contre la dégradation de l’immense patrimoine historique de sa cité, Bakel.
La situation de Bakel ne laisse pas indifférents ses fils. Parmi ceux-ci, Abdou Khadre Tandia s’est fortement illustré à travers le combat qu’il mène au quotidien pour sortir la ville de sa profonde léthargie. Cet ancien professeur d’histoire, reconverti en entrepreneur, fait partie de ces intellectuels qui ont pris le pari de rester dans leur terroir pour mettre leur savoir-faire au profit de Bakel. Depuis son retour, il s’intéresse aux affaires de sa cité et aux nombreux défis qu’elle doit relever. Véritable homme de culture, M. Tandia, qui a toujours fait montre d’un désir de participer à l’émancipation et au développement des cultures locales de Bakel, s’est fortement impliqué dans les journées culturelles de cette cité aujourd’hui à l’arrêt, mais aussi au Festival ondes intégration (Foi) de la radio Jiida, qui constitue un moment de retrouvailles de la communauté soninké dans toute sa composante vivant au Sénégal, au Mali, en Mauritanie, en Europe.
Pour cet ancien professeur d’histoire, qui a présenté en 1972 un mémoire de maîtrise sur : « Bakel et la pénétration française au Soudan (1866-1896) », sa ville est l’une des plus riches en monuments historiques. Une richesse qui lui aurait permis, sans nul doute, de se positionner en tant que destination touristique des plus prisées par les touristes. Malheureusement, la totalité des monuments souffre de la marginalisation, d’une absence de politique de réhabilitation… Abdou Khadre Tandia regrette aussi le triste sort dans lequel se trouvent le fort, le pavillon René Caillé et aussi les tours de guet. « En France, le moindre monument qu’on va visiter, on y laisse un éco. Mais ici, tout est gratuit, et les touristes viennent et s’en vont. Il n’y a aucun moyen de faire payer cette activité », déplore-t-il. « Le but des journées culturelles initiées il y a quelques années était de pouvoir restaurer ce patrimoine. Au début, quelques forts ont été réhabilités, mais pas conformément au plan initial, donc loin du respect des standards et règles en vigueur dans ce domaine. Les réfections étaient faites juste le temps des manifestations. Les années suivantes, le manège à repris, mais à la longue, ce fut l’abandon », indique-t-il. Par la suite, explique M. Tandia, l’Association pour la revalorisation de la culture à Bakel (Arevac) a voulu s’en occuper, mais les fonds ont fait défaut. « La mairie ne donne rien, de même que les autres organismes », déplore-t-il. « Même pour le gardiennage du pavillon qu’on avait transformé en centre de lecture, c’était un problème. Une fois à l’issue des journées culturelles, après les cérémonies, il restait 250.000 francs Cfa. Avec cet argent, on a cherché un gardien. On l’a payé pendant dix mois. Mais comme il n’y avait de sous, ce fut le fiasco. Les portes furent cassées et les vitres volées », indique l’ancien professeur. Malgré les nombreuses sollicitations pour réhabiliter ces sites aujourd’hui abandonnés à l’érosion du temps, faute d’une prise en charge adéquate, il n’y a eu aucune réaction. « Pour restaurer ce genres de monuments, il faut des spécialistes et des moyens dont nous ne disposons malheureusement pas », indique M. Tandia. Il estime que ces monuments méritent plus que jamais une attention particulière, demandant à ce qu’il leur soit accordé l’intérêt qu’ils méritent. Selon lui, ce serait une grave erreur de laisser cette richesse inestimable se dégrader. À son avis, il convient de tout mettre en œuvre pour stopper la crise traversée par la politique en faveur du patrimoine.
Reportage de Samba Oumar FALL, Souleymane Diam SY (textes) et Habib DIOUM (photos), lesoleil.sn