Peu après le décès de Claude Meillassoux, N'Diaye Sylla m'a permis d'intervenir en direct de la Martinique à Radio-APS Paris afin de lui rendre un vibrant hommage oral.
Plusieurs raisons me poussent une nouvelle fois à vous écrire pour rendre un hommage plus appuyé qui n'épouse nullement les contours des hommages rendus par ses pairs des institutions universitaires de France et d'ailleurs.
C'est après la lecture d'anthropologie de l'esclavage que j'ai vraiment rencontré Claude Meillassoux ; et j'ai aussitôt adhéré à l'essentiel de son analyse scientifique des sociétés d'Afrique Occidentale.
Mais ce n'est qu'en décembre 1997, quand j'ai pris la " périlleuse " décision de l'adjoindre à mon jury de thèse, que j'ai rencontré physiquement pour la première fois, l'homme de science et d'action à qui j'ai remis en mains propres la copie finale. J'ai pris cette décision tout simplement parce que j'étais convaincu à l'époque (sans aucune intention de blesser qui que ce soit) qu'il était de loin, celui qui connaissait le mieux les sociétés soninkées parmi les chercheurs français.
Ne l'ayant jamais fréquenté avant ma soutenance, j'ai absolument voulu comprendre pourquoi Claude Meillassoux s'intéressait tant aux sociétés soninkées en particulier et d'Afrique en général. J'ai repris contact avec lui pour mieux connaître ses motivations et je n'ai donc pas pu m'empêcher de lui poser directement la question des motifs de ses études sur nos sociétés. Sa réponse fut simple et sans détour : " après mon travail sur les associations de Bamako, j'ai voulu approfondir mes connaissances sur les sociétés sahéliennes, c'est là qu'on m'a fait comprendre qu'il fallait retourner aux sources… c'est à dire aller chez le peuple qui a fondé les premiers royaumes et empires dans cette zone, à savoir les Soninkés…"
Alors il prit contact avec les Soninkés de Bamako à Banamba en passant par Goumbou, jusqu'à Tuabou, où il travailla au milieu des années soixante avec A. Bathily.
En Occident, il est certes lu, voire admiré, mais il fut souvent critiqué avec virulence même au CNRS. En effet, il fut non seulement critiqué comme le dit l'article que vous publiez, comme " un institutionnel solitaire peu sensible aux évolutions de sa discipline tant à l'échelle internationale qu'en France " mais également comme un marxiste " rigide " réputé " archaïque ", dogmatique et sans concession pour les pauvres thésards…
De janvier 1998 à juillet 2004, j'ai très régulièrement fréquenté Claude car on avait organisé un groupe de chercheurs après le colloque sur l'esclavage organisé à Paris VII Denis Diderot en novembre 1998 par quelques enseignants et leurs étudiants.
Ce groupe de travail informel se réunissait chez lui autour de thèmes choisis collectivement ou proposés par un participant. Le thème choisi est présenté individuellement par un exposant puis soumis à discussions.
Durant six années, j'ai apprécié comme tout un chacun la chaleur humaine et l'humour de l'homme à " l'inoubliable thé aux chouquettes " qu'il nous préparait lui-même avec soin, avec bien sûr la complicité de la boulangère du quartier qui connaissait notre planning et qui nous confectionnait les fameuses chouquettes…
Alors j'ai appris que Claude (qui, ne l'oublions pas, fit une partie de ses études aux USA) a toujours été au centre de la réflexion anthropologique mondiale, et qu'il n'a jamais renoncé à critiquer avec la dernière énergie " le substratum biologique " de la parenté Chez Levy Strauss et son héritière institutionnelle F. Héritier. Il a toujours critiqué la subtile incursion du biologique dans l'analyse de la parenté chez tous les anthropologues et en particulier chez les structuralistes au profit de son caractère intrinsèquement social ; pour lui la parenté est d'abord un phénomène social.
Militant convaincu, il s'est toujours révolté comme un adolescent fougueux contre les crimes de l'esclavage et de la colonisation, sous tendus par le capitalisme sauvage et l'impérialisme. Il n'a eu de cesse de dénoncer les crimes passés et présents en Afrique : massacres, famines, travail des enfants, ou enfants soldats, etc.
Sa colère est sans hiatus contre la Françafrique et certains développeurs professionnels qui sont souvent les premiers afro-pessimistes indécrottables, toujours prompts à penser et à réfléchir à la place des Africains, bien sûr, disent-ils, pour notre bien (…)
En 2002 lors du départ des véhicules octroyés par l'association " Gajaga " aux populations du département de Bakel, il a tenu à être présent au " Foyer Charonne " pour nous soutenir dans nos propres efforts de développement en direction de nos populations.
Au bout de quatre années d'observation, il m'invita un jour dans sa cave et sortit soigneusement des tiroirs contenant des cassettes des années soixante avec un vieux magnéto d'époque, mais très bien entretenu ( qui fonctionnait à merveille). Je compris alors qu'il venait de m'ouvrir son cœur, en mettant à ma disposition sans aucune réserve, la totalité de sa bibliothèque et de ses enregistrements de terrain avec des mots poignants et simples, mais qui vous vont droit au cœur : " Tout ça est pour vous… je n'ai pas le droit de les garder pour moi, c'est votre histoire et votre culture qui sont là… "
Pendant deux ans je n'ai pas cessé de reproduire, enregistrer, documents sonores et écrits (enregistrés dans les villages d'Afrique de l'Ouest les plus éloignés et en particulier chez les Soninkés).
Bien sûr, je remettais à Claude tout document emprunté en mains propres et dans les délais, s'il vous plait, ensuite, nous le remettions ensemble à sa place… et il effaçait l'emprunt de son carnet (qu'il était méthodique, méticuleux, et rigoureux…) Dans sa bibliothèque on pouvait se servir les yeux fermés, tant les livres et les documents étaient bien répertoriés et rangés par thèmes, continents, auteurs, liste alphabétique, etc.
Actuellement je m'applique à enregistrer sur disque dur, puis sur CD, l'ensemble des documents sonores qui reflètent en grande partie une langue soninkée dynamique, extrêmement riche et complexe, dont les locuteurs utilisent à bon escient les emprunts linguistiques et culturels de leurs voisins.
Nous disons mille fois merci à Claude Meillassoux l'homme au cœur tendre sous une carapace d'apparence très dure… que nous n'oublierons jamais pour ses études et surtout pour les " matériaux de terrain " qu'il nous a légués et qui sont riches de nous-mêmes, c'est à dire de notre passé, gage certain de notre présent et de notre avenir.
Par Yaya Sy, anthropologue et professeur d'histoire.