Le livre s'ouvre sur un petit scandale : une jeune fille à bicyclette, à l'aube du XXe siècle. "Lui" naîtra de cette femme-là, en 1910. Héros jamais nommé qui prononce la phrase-titre du livre : "Ma solitude s'appelle Brando."
"Lui", figure familiale exorbitante qui sut s'inventer une vie libre de ses origines, entre en fiction par ces mots. Arno Bertina suit sa trace et fait trembler les lignes de la fiction, en composant ce qu'il nomme une "hypothèse biographique". C'est un roman par paliers plutôt que par fragments, comme on marque des pauses dans une promenade pour reprendre son souffle. Jamais on ne fixe une silhouette, au contraire : le point de vue élargit, pas à pas, les possibles d'une vie.
En agençant des éléments qu'on imagine librement reconstitués, Bertina propose une forme d'enquête ouverte à la rêverie. Il note en rêvant les repères d'une liberté discrète : né en 1910. Part pour l'Afrique. Epouse une négresse et scandalise le bourg comme autrefois sa mère. Administrateur des colonies et résistant. Leçons de peul, de wolof, de soninké. Ne comprend rien à Mai 68. Comme si le livre, pour être fidèle au souffle du personnage qui l'inspire, inventait son propre réglage entre réel et imaginaire. L'enquête démarre sur une fausse piste : "Lui" n'a pas rencontré Brando, de même que l'auteur n'a fait que frôler la fantaisie du grand-oncle. "Au moment où je devins adolescent, c'est-à-dire sérieux, lui, à soixante-dix ans, devenait excentrique, ou inconséquent et papillonnant. Nous nous sommes manqués."
Dès lors, raconter s'apparente au "non-vouloir-saisir" cher à Roland Barthes. Une ligne de crête entre vouloir dire et lâcher prise. Composer avec les non-dits. Faire des bulles d'air dans le récit. S'abandonner par exemple au détour de l'anecdote signifiante : un jour de printemps, le septuagénaire tapisse la fenêtre de sa chambre avec des feuilles d'arbre. "Son espace mental s'est encore agrandi", dit-on alors de lui. Ou bien un soir de bal il regarde sa femme danser, "intelligemment", dit-il à sa voisine. Sans cesse, une liberté discrète démultiplie l'espace libre de lecture entre les lignes. Car c'est un livre heureux. Qui capte la vie avec un appétit réjouissant. A l'image d'une expression qui revient dans le livre : "bouffer du paysage".
Source : Le monde