Entretien avec François Héran, le directeur de l’Institut national d’études démographiques (Ined) qui dresse un état des lieux sur la réalité des mouvements de population. Et contredit bien des idées reçues.
La croissance favorise-t-elle l’immigration?
L’histoire montre que l’immigration ne s’explique pas uniquement par des raisons économiques. Certes, en Espagne où la croissance est forte, les flux annuels de migrants sont beaucoup plus importants que les nôtres, de l’ordre de 15 pour 1 000 contre 2 pour 1000 chez nous. Il y a chez nos voisins d’énormes besoins dans les secteurs traditionnels comme l’agriculture, la construction, l’hôtellerie. Mais d’autres facteurs jouent, comme le manque de structures pour la garde d’enfants ou le soin aux personnes âgées. A croissance égale, un pays doté de structures de gardes adaptées aurait moins besoin de main-d’oeuvre étrangère.
Est-il possible de réguler les flux migratoires en fonction de ses besoins?
L’idée ancienne qu’une bonne migration ne s’effectue que lorsqu’on en a besoin est illusoire. Regardez la Suisse qui a tenté d’ajuster ses flux migratoires à ses besoins économiques dans les années 60. Au début, quand la croissance ralentissait, le nombre de migrants était moins important. Mais dans les années 70 cette logique a cessé. La migration de travail s’ajustant à l’économie a laissé place à une
migration de peuplement familial, estudiantine, d’asile…
Il serait donc impossible de s’appuyer sur une immigration choisie pour limiter le nombre d’entrants?
La méthode suisse qui consiste à rapprocher l’offre et la demande a priori en organisant des missions de recrutement impliquant les entreprisses s’est avérée inefficace. D’autres méthodes ont été tentées. Les Canadiens ont opté pour un système de recrutement sur concours à l’issue duquel le candidat obtient des points en fonction de caractéristiques individuelles. Ils n’ont pas plus réussi que les Suisses à ajuster l’offre et la demande. Du coup, 40% des immigrés canadiens choisis par ce biais n’ont toujours pas de travail en rapport avec leurs compétences trois ans après leur entrée dans le pays. C’est la fameuse histoire du médecin qui est devenu chauffeur de taxi. Au total, malgré leur politique d’immigration sélective, la Suisse et le Canada ont deux fois plus d’immigrés que nous.
Le corollaire de l’immigration choisie est l’immigration dite subie. Ce terme est-il approprié?
C’est un qualificatif très négatif pour évoquer une action qui est légale dans la majorité des cas. Le regroupement familial par exemple est reconnu par la convention des droits de l’homme. En France, nous comptons 5 millions d’immigrés: 2,5 millions d’hommes et 2,5 millions de femmes. Ce rééquilibrage entre hommes et femmes est une bonne chose. Réduire l’immigration en évitant le regroupement
familial est contraire au droit international.
Pour autant, les pays développés peuvent-ils accueillir «toute la misère du monde» ?
Non, mais je ne pense pas non plus que tous les Africains débarqueront chez nous si nous ouvrons les frontières. Contrairement à ce que l’on pense, ce ne sont pas les pauvres des pauvres qui immigrent en plus grand nombre. Les plus motivés pour venir sont jeunes, plutôt éduqués et ne trouvent pas chez eux un cadre pour développer leurs projets. Les économistes le savent très bien, quand on essaie de déduire les flux migratoires d’un pays à l’autre à l’aide de modèles économiques, on ne constate pas de mouvement massif des pays les plus pauvres vers les plus riches. Si l’argent était la première motivation, il n’y aurait pas 10%d’immigration mexicaine aux Etats-Unis, mais 40% et l’Inde se serait déversée dans le Golfe! En réalité, il y a mille raisons pour ne pas partir: l’attachement à la langue, à la famille. Ceux qui immigrent ont réussi à s’arracher d’un certain nombre d’attaches.
Peut-on faire un lien entre le niveau de protection sociale et l’immigration ?
Il s’agit d’une idée reçue. Il n’yapas de lien entre niveau de protection sociale et flux migratoire. Une étude a d’ailleurs été réalisée sur le sujet par la fondation de Benedetti, en 2000. Prenez les Etats-Unis, ils ne sont pas du tout généreux et pourtant ils attirent énormément. L’Espagne, qui est moins généreuse que nous attire cinq fois plus de monde.
Les aides au retour sont-elles un bon moyen pour à la fois limiter l’immigration et aider au développement des pays d’origine ?
Depuis la loi Stoléru de 1977, on sait que ces aides profitent d’abord à ceux qui avaient déjà l’intention de rentrer. Beaucoup de chercheurs disent en revanche que si on facilitait les va-et-vient, on pourrait sans doute faire en sorte que l’immigration profite davantage au pays d’origine. Mais cela impliquerait de cesser de lutter contre la binationalité. Parmi les critères de régularisation mis en avant par Arno Klarsfeld dans son rapport, le candidat à l’immigration devrait prouver qu’il a coupé ses liens avec son pays d’origine. Cette idée qu’un immigré devrait couper ses liens d’origine pour bien s’intégrer va contre tout ce qu’on sait de l’évolution de l’immigration. Il n’y a pas de contradiction entre les deux. Si on veut favoriser le codéveloppement, il faut aussi favoriser la migration transnationale.
Nos déséquilibres démographiques peuvent-ils amener la société à porter un regard plus positif sur l’immigration?
Je ne suis ni pour ni contre l’immigration. J’essaie de m’abstraire de ce débat. Je suis agnostique. Je considère qu’il est important de débattre sur des principes. Par exemple, quelle part est-on prêt à accorder à l’immigration à l’avenir? Très honnêtement, je ne crois pas qu’on ait le choix. On constate que l’immigration va devenir le premier moteur de la croissance démographique. C’est un fait. En France, l’immigration est très ancienne et a modifié la population. Le brassage s’opère et est agissant. Les immigrés, en acceptant des emplois que des Français refusent, contribuent à lamobilité sociale des Français. Et ceci depuis longtemps. De la même façon que l’exode rural, qui a gonflé le prolétariat, a permis aux habitants des villes de monter dans l’échelle sociale. C’est une forme de volontarisme que d’accueillir les gens d’ailleurs. .
Propos recueillis par Thierry Del Jésus et Isabelle Germain
Source : L'Usine Nouvelle