Par-delà les débats idéologiques, la pierre de touche qui permet d’examiner cette question réside dans la confrontation des propositions en matière de codéveloppement aux dynamiques des immigrés eux-mêmes.
Une recherche conduite en 1995 dans la région de Kayes au Mali auprès d’un échantillon d’une centaine de jeunes des régions d’émigration (9) met bien en lumière l’actualité des modes de migration de ces régions et les stratégies des différents groupes sociaux impliqués dans le processus migratoire. Ainsi, les cent vingt jeunes retrouvés, après un recensement auprès des membres de leurs familles établis en France, aspirent tous à émigrer “vers la France dans la mesure du possible”. Seuls trois d’entre eux sont en situation d’apprentissage professionnel et estiment pouvoir demeurer au pays. Sont en cause ici l’absence de scolarisation dans la région de Kayes, la faiblesse des réseaux régionaux dans la capitale ou les villes intermédiaires alliée au resserrement du marché du travail en ville, mais aussi le modèle de réussite sociale que représentent les “grands frères”. La migration leur apparaît comme la seule stratégie possible d’autonomisation. Les grands frères, quant à eux, sont sollicités pour le prix du billet d’avion, celui du visa… Ils temporisent et usent de véritables stratégies de découragement (mariages plus précoces des jeunes dans l’espoir de les fixer, propositions d’un projet économique…), en bonne connaissance des conditions du marché de l’emploi en France tout comme de la situation faite, déjà, aux sans-papiers. Ils sont ici alliés aux chefs de famille, comptables de leur côté du travail dans les champs, garants encore aujourd’hui d’une partie de la reproduction sociale, et qui alors aspirent au contrôle de la force de travail des jeunes.
La situation est donc la suivante pour ces jeunes : la saison des cultures les voit revenir au village - on ne se soustrait pas aux obligations communes -, tandis que la morte saison (de 6 à 8 mois au Sahel), les voit alterner séjours au village, à Bamako, dans une autre capitale du continent, à la recherche d’un moyen d’émigrer en tout cas. Ces jeunes mangent pourtant à leur faim au village, ils sont habillés, vêtus, logés, soignés le cas échéant… La région de Kayes, de par son taux d’émigration vers la France (10), est certainement l’une des plus riches du Mali ; ce n’est pas la pauvreté qui est responsable de l’aspiration à émigrer de ces jeunes, mais bien l’absence d’horizons et le resserrement de leur avenir.
Sont lisibles ici les raisons non seulement d’émigrer, mais les facteurs qui permettent effectivement d’émigrer. L’existence de réseaux familiaux ou régionaux est déterminante, autant pour le coût du voyage que pour l’arrivée dans le pays d’accueil : ceci suppose déjà d’être inséré dans sa société d’origine. Celle-ci vise avant tout à sa propre reproduction, elle gère en ce sens ses ressources et, dans la conjoncture actuelle en fait de migration vers la France, n’encourage pas ses éléments à émigrer, sachant que cela risquerait d’être à perte. C’est certainement ce facteur qui explique que “l’invasion” relève des fantasmes : en fonction du contexte d’origine et de celui de la société de destination, les sociétés recherchent le point d’équilibre entre émigration et reproduction sociale. La pression sociale sur les jeunes en ressort fortifiée, et il faut sans doute regarder ce phénomène pour comprendre ce qui pousse aujourd’hui à une telle résistance les sans-papiers maliens (parmi d’autres) qui ont réussi à “trouver leur route” malgré les régulations à l’émigration mises en place par la société d’origine elle-même. Les orientations gouvernementales, qui se proposent de fixer les populations sur place, répondraient-elles aux attentes de ces jeunes ?
Des idées limitées dans leurs effets
Lancé sous le gouvernement d’Edouard Balladur, le programme développement local et migration (11) constitue la principale expérience quant aux outils qui seraient censés permettre des alternatives économiques aux jeunes de cette région. Il faut pourtant examiner de près les exemples de réussite mis en avant, c’est à dire les contextualiser.
Ainsi, l’atelier de menuiserie du jeune M. T., pris en exemple par Nicole Martin, est-il un modèle du genre. On ne saurait néanmoins le présenter sans indiquer que cet atelier se situe dans une zone où une forte association intervillageoise issue de l’immigration a mis en place toute une série d’initiatives depuis une dizaine d’années (12). Aux besoins en mobilier des immigrés des villages environnants, s’adjoignent les commandes faites par un “projet” qui tient solidement la route, à même de drainer des financements collectifs importants chez les immigrés, mais également à même de négocier des subventions à Bruxelles, Genève ou Paris. La présence et le rôle des immigrés de cette région sont déterminants dans la réussite de cet atelier. A quatre-vingts kilomètres de là, et en lien avec un jumelage français, un atelier de menuiserie a également été monté et un jeune formé pendant un an par un artisan français. Dans l’environnement du village où cet atelier se situe, le dynamisme est moins dense et les commandes des émigrés, les seuls clients potentiels, plus ponctuelles : la réussite de l’expérience relève encore, plus souvent, du travail précaire.
Dans le cadre de ce programme français, les entreprises, par exemple de restauration rapide, sont plus nombreuses que ce cas de figure idéal. L’instauration de la journée continue dans de nombreux services à Bamako ou ailleurs a ouvert un marché nouveau : les employés ou fonctionnaires, n’ayant pas le temps de rentrer déjeuner à leur domicile, se fournissent dans de nombreux petits restaurants et des places sont à prendre. Ce “créneau porteur” ne se fermera-t-il pas un jour ? Le petit commerce de proximité ou encore le transport offrent d’autres débouchés dans le cadre de ce programme, mais pour quelle concurrence et avec quel avenir ? Pire, dans certains cas, ces projets peuvent mettre en péril des dynamiques déjà enclenchées et porteuses de changements sociaux remarquables. Ainsi, le financement d’une pompe motorisée pour le projet maraîcher d’un ancien migrant dans la région de Kayes provoque-t-il l’abandon du jardin de l’association des femmes du village pour cause de concurrence inégale.
Les “retours à l’essai”
En d’autres termes, ce programme est-il extensible et à même d’offrir des initiatives permettant aux populations locales de se fixer, puisque tel est l’objectif ? Etendu à d’autres pays, comme le Maroc (mais telle était déjà l’intention à l’époque d’Edouard Balladur), il produira quelques effets sur les deux ans à venir. Il y a fort à penser que ses limites seront vite atteintes, car en aucun cas ce type de programme ne répond au problème posé : la réussite économique individuelle est surdéterminée par les contextes socio-économiques régionaux. Dans les régions concernées par ce programme, l’isolement géographique des villages, la faible capacité de commercialisation, rendront ces projets dépendants de la circulation des revenus de la migration : est-ce le but recherché ?
Une excellente idée apparaît néanmoins parmi les propositions du délégué interministériel, celle de permettre des “retours à l’essai”. Le bilan des aides au retour est effectivement celui d’un échec : si l’on dénombre en moyenne environ 2 500 ayants-droit par an qui ont sollicité ces aides depuis 1984, la courbe est descendante au point que, ces dernières années, ce sont plutôt quelques centaines de candidats qui décident de rentrer au pays. Dissocier l’aide au retour de la restitution de la carte de séjour aura peut-être quelques effets, tant il est vrai que celle-ci constitue une assurance en cas d’échec d’un projet de retour volontaire. L’expérience avait d’ailleurs déjà été tentée au début des années 90, à titre expérimental il est vrai et dans une absence notable de publicité (reconversion de mineurs marocains des Houillères du Bassin lorrain). A tel point que l’on rencontre souvent des immigrés rentrés au Maroc, au Mali ou ailleurs, depuis de longs mois et porteurs de telle ou telle initiative, mais qui ont conservé leur titre de séjour et s’arrangent pour pouvoir éventuellement le renouveler. Néanmoins, si l’on a bien lu ce qui précède, le retour au pays n’est pas à l’ordre du jour pour le plus grand nombre. Au point que les responsables associatifs issus de l’immigration qui sont rentrés pour y animer un projet de développement ont souvent été mandatés par les membres de leur groupe depuis la France. Certains projets ont ainsi mis quelques années à se concrétiser faute de candidats au retour. Tant il est vrai que, ceci est un constat pour toutes les migrations, le désir du retour demeure mais ses conditions obéissent à d’autres éléments que la volonté, fût-elle le fait d’un gouvernement.
Là encore, c’est bien l’environnement socio-économique qui prime, et c’est précisément à cela que les associations de migrants travaillent à partir de leurs nombreuses initiatives collectives. La facilitation de circulation entre ici et là-bas, contenue dans la proposition de retour à l’essai, devrait pouvoir être étendue aux responsables associatifs immigrés, qui initient et organisent des projets à distance, avec toutes les difficultés de communication entre immigrés et populations demeurées au pays que cela suppose.
Les migrants, acteurs du développement
C’est précisément dans ce domaine que les associations d’immigrés, sahéliennes notamment - mais d’autres initiatives ont lieu aux Comores, au Maroc, à Madagascar ou ailleurs -, interviennent depuis de nombreuses années. Connaissant les difficultés de leur région d’origine, mais aussi les leviers des pouvoirs de décision et d’initiative locaux, elles sont parmi les mieux armées pour y introduire les nécessaires changements (13).
L’une des principales difficultés de ces associations est de se faire reconnaître en tant qu’acteur du développement à part égale. Elles ont pourtant multiplié les contacts avec différentes personnes ou structures intervenant dans leurs régions d’origine : des professionnels de la santé ou de l’éducation, des organisations non gouvernementales, des collectivités françaises se sont progressivement intéressés à cette forme originale de coopération. Dans ce cheminement, les uns et les autres ont découvert que, paradoxalement, ce n’était pas simplement le développement des régions d’origine qui est en cause mais également l’insertion ici. Par ces activités, une meilleure connaissance de la société française a été favorisée tout comme une meilleure approche des immigrés par leurs partenaires. Certains jumelages en lien avec des immigrés établis sur la commune ont constitué l’un des axes du rapprochement entre les communautés. Avertis, les pouvoirs publics sont pourtant restés sur une réserve significative des logiques d’exclusion qui dominent la société politique française. A plusieurs reprises depuis 1992, des ministres français ont salué l’activité des migrants, mais les actes n’ont jamais suivi ces déclarations généreuses. Les cofinancements des projets des immigrés par les pouvoirs publics français demeurent quasiment nuls au regard de l’importance des efforts consentis pour les régions d’origine.
Certains professionnels du développement tentent de justifier cela par le fait que ces associations ne font que des projets “sociaux” et ne créent pas d’emplois au pays. On reproche donc à des gens venus vendre leur force de travail aux usines françaises d’avoir réussi à construire des maternités pour que leurs épouses ne meurent plus en couches, creusé des puits afin que la soif ou le choléra ne décime plus régulièrement les villages, construit des écoles pour que leurs enfants puissent accéder aux connaissances du monde moderne, électrifié des villages pour que l’information y parvienne, pour que certains travaux y soient moins pénibles ! Qui pourrait croire que la santé, l’éducation ou la communication ne sont pas des éléments déterminants du développement ? L’argument de la création d’emplois est significatif de l’intérêt porté par la France à ces régions : un alibi pour que les gens restent chez eux, voire y rentrent.
Pour des mesures adossées aux dynamiques de la société civile
La grande lacune, qui mène à l’impasse les orientations dites du codéveloppement, réside dans le fait que l’attention portée à la société civile (associations d’immigrés, coopération décentralisée, organisations non gouvernementales) est très limitée, sauf à vouloir l’“utiliser” au service d’un programme orienté par la commande politique. Ainsi les orientations du délégué interministériel, bien loin de trouver leurs limites dans le manque de moyens, tel que le suggère un article récent du Monde Diplomatique (14), sont coincées entre l’ambition hypothétique de maîtriser les flux migratoires et l’intention généreuse de faire des immigrés des acteurs du développement, négligeant non seulement leur dynamisme mais encore les orientations éprouvées par l’expérience. Entre ces deux bornes - maîtrise des flux et rôle des immigrés -, les compromis sont périlleux et la bonne volonté, quand prime la raison d’Etat, est vite limitée. Dans une telle perspective, il convient alors que le développement ait comme objectif de fixer les populations sur place, tandis qu’un immigré qui veut faire du développement se doit de rentrer dans son pays d’origine : mais les tendances sont contraires, tant dans les régions d’origine que dans la migration, et le plan est voué à l’échec par sa contradiction fondamentale. Néanmoins, son annonce à grand renfort de déclarations médiatiques risque fort de causer l’effet inverse de celui souhaité par son auteur : l’opinion publique, mesurant vite qu’il n’y a rien à voir de ce que l’on avait promis que l’on allait enfin voir, ne serait-elle pas renvoyée une fois de plus aux tenants de la “préférence nationale” ?
A quand une réelle prise en compte des immigrés comme acteurs du développement ? Il suffirait, si tel était l’objectif, de se pencher de près sur les expériences accumulées depuis une quinzaine d’années pour en formuler le riche bilan en programme et en démultiplier ainsi l’efficacité. L’on serait alors, soit dit en passant, en position de force face aux tenants du pire pour montrer de façon pratique que les quelques dizaines de milliers de sans-papiers (qu’il s’agit actuellement de ne pas régulariser) seraient, une fois en règle, mieux à même de contribuer à leur tour au développement des sociétés d’origine. Leviers, parmi d’autres, pour un autre regard sur l’action citoyenne des immigrés.
9)- cf. Ch. Daum et Mahamet Timéra, recherche Jeunes Villes Emplois, "Du village à la ville", ministère de la coopération, Institut Panos, Paris, 1995
10)- De l'ordre, en moyenne, de 5% de la population totale des villages d'émigration. cf. Ch. Daum, La contribution des immigrés au développement de leur pays : le cas des maliens en France, Paris, Centre de développement de l'OCDE, 1995
11)- Pour plus de détails sur ce programme, voir l'article de Nicole Martin dans ce même numéro, p.86
12)- Pour plus de détails sur cette expérience, cf. Ch. Daum, Les Maliens de France (rôle de leurs associations dans le développement de la région de Kayes)
13)- L'article de Hamédy Diarra, dans ce même numéro, détaille quelques-uns des points de repère les plus significatifs de ces expériences, voir p. 74
14)- Charles Condamines, "les illusions d'un codéveloppement sans moyens", Le Monde Diplomatique, avril 1998gion de Kayes)