Au Sénégal, l’« immigration choisie » promue par la France n’est pas une expression vide de sens : Dakar et Paris ont signé en 2006 un accord sur les flux migratoires, complété par un avenant en 2008. A Thiaroye-sur-mer (est de Dakar), qui fut le point de départ de nombreuses pirogues de migrants clandestins pour l’Europe, l’anxiété des parents de « disparus » sur les routes de l’émigration le dispute à la colère de jeunes dénonçant une politique de « vampirisation de l’Afrique ». Reportage.
Il y a quelques années encore, les candidats à l’émigration clandestine « partaient de là-bas », dit à RFI Talla Niang, lunettes rondes, montrant une jetée pierreuse que viennent lécher mollement quelques vagues. A quelques mètres de lui, des pêcheurs roulent leur filet pendant que des garçons jouent au foot ou s’étirent, indifférents aux ordures jonchant la plage. « Maintenant, c’est fini. La surveillance est devenue beaucoup plus sérieuse, les patrouilles en haute mer (les) attendent, c’est devenu beaucoup plus difficile » d’embarquer de Thiaroye-sur-mer, ajoute le longiligne jeune homme, réputé pour son implication dans la lutte contre l’émigration clandestine dans cette banlieue populeuse, un ancien village de pêcheurs.
Ces surveillance et patrouilles sont celles du dispositif européen pour la sécurité aux frontières extérieures Frontex, auquel le Sénégal participe depuis septembre 2006. Ces opérations ont, depuis, permis d’interpeller 4 275 migrants clandestins et passeurs, et de rapatrier 6 931 émigrés illégaux, selon Frontex-Sénégal. Le bilan inclut également 25 pirogues, près de 22 000 litres de carburant et près de 24 millions de FCFA (36 500 euros) saisis. Des résultats satisfaisants pour le Sénégal, qui s’était félicité de l’accord sur « la gestion concertée des flux migratoires » signé le 23 septembre 2006 avec la France.
Des familles affectées
Cet accord prévoit notamment des visas de circulation longue durée pour une liste de personnes allant des hommes d’affaires aux artistes en passant par les intellectuels, commerçants, avocats et sportifs. L’avenant signé le 25 février 2008 ouvre le marché français aux Sénégalais « dans 108 métiers qualifiés et non qualifiés. Malgré tout, les tentatives de gagner l’Europe clandestinement se poursuivent, reconnaît-on au Sénégal. A Thiaroye-sur-mer, où la pêche ne nourrit plus son homme, certains voient dans le projet de pacte européen le lit d’autres drames : des jeunes qui partent de plus loin, à l’insu de leurs familles, et disparaissent en chemin.
Depuis deux ans, Baye Ali Diop, Babacar Ndoye, Ngary Diop, Djibril Faye, Bineta Ndiaye, Adama Ndoye, Rokhaya Sow, Awa Gueye et des dizaines d’autres adultes et jeunes du quartier n’ont aucune nouvelles de leurs enfants, frères ou cousins - 94 recensés pour l’heure - partis clandestinement. Ils ont formé une Association des clandestins disparus, rapatriés et familles affectées de Thiaroye-sur-mer et se réunissent tous les jeudis pour partager quelques maigres nouvelles, s’épauler dans leur douleur, parfois dans des crises de larmes des mères éplorées. La nouvelle pour ce jeudi 19 juin ? « On nous dit qu’ils (les migrants disparus) sont retenus en Algérie dans un camp appelé ’Layoune’ », déclare Babacar Ndoye, vice-président de l’association, ayant trois frères parmi les disparus. En réalité, le nom de cet hypothétique camp tout comme son éventuelle localisation restent flous. L’information n’est confirmée par aucun officiel sénégalais, « de toute façon, ils ne nous ont jamais rien dit ! », s’énerve Bineta Ndiaye, boubou vert, fichu noir autour des épaules, dont le chagrin sourd à l’évocation de son fils porté disparu, Babacar Diop, 27 ans.
Population anxieuse
Pour Djibril Faye, pas de doute que la proposition française de « pacte européen de l’immigration et l’asile » permettra d’étendre à l’Europe des dispositions plus sévères et contraignantes, à l’image de l’accord d’ « immigration choisie » appliqué au Sénégal. Et cela fait naître une angoisse supplémentaire chez cet adulte en bonnet blanc et ensemble tunique vert. « Ils ne faut pas qu’ils (les Européens) choisissent les meilleurs pour les faire travailler en Europe. Il faut que le choix soit permis pour eux et pour nous. Les gosses partent en clandestins parce qu’ils ne parviennent pas à trouver de visa. (...) Toute la population thiaroyoise est anxieuse », affirme-t-il.
Mamadou Secka Fall, un jeune rapatrié après deux tentatives infructueuses - au Sahara en 2002 et au Maroc en 2006 -, a décidé de rester dans son pays, mais il en a gros sur le cœur. Il dénonce à la fois le Sénégal, qui ne fait « rien pour retenir ses fils », et l’Europe qui procède au tri sélectif. « lls parlent d’immigration choisie. C’est écœurant ! L’Europe est en train de vampiriser l’Afrique. (...) Mais ceux qu’ils choisissent, nous en avons besoin de ceux-là ! », lance Talla Niang, moins amène. « Ceux-là qui vont partir, vont envoyer de l’argent juste pour entretenir et nourrir la famille (restée au pays). Mais en termes de réalisations, de projets, d’éducation, que va faire l’Afrique ? Ca va poser problème ».
De l’ envoyée spéciale de Rfi à Thiaroye-sur-mer, Coumba Sylla