Les phénomènes migratoires sont une caractéristique majeure des sociétés humaines. En effet, toute l’histoire de l’humanité est marquée par d’importants mouvements de populations à travers le globe. En Afrique, les plus importantes vagues migratoires ont été notées avec le développement de la traite atlantique qui avait vidé le continent de sa population active.
D’aucuns considèrent l’émigration comme le produit de la pauvreté et de l’extrême misère qui touchent une frange importante de la population des pays en voie de développement en prise avec les effets d’une sécheresse endémique et d’une mondialisation accélérée des échanges qui noient l’économie de ces pays. La crise agro climatique et la récession économique poussent naturellement les populations à développer des stratégies de survie. L’émigration apparaît dès lors comme une alternative pour maintenir et assurer la continuité de la famille, unité rurale de production.
En Afrique l’origine de l’émigration telle quel se manifeste actuellement est à situer à l’époque coloniale avec notamment le développement de l’économie de traite. Au Sénégal, la structuration de l’agriculture autour de la production de l’arachide dont la culture a été essentiellement concentrée dans le centre Ouest du pays avait déclenché un flux migratoire dans les régions périphériques notamment, dans la vallée du fleuve Sénégal, qui dans le cadre du navétanat était devenue un véritable réservoir à bras.
En effet, la nécessité de payer l’impôt et la déstructuration du système de production traditionnel qui reposait sur une double culture, pluviale dans le Jeeri, de décrue dans le Walo, et l’attrait qu’exerçaient certains biens manufacturés et les villes du centre en plein essor avaient poussé des milliers de jeunes ruraux à la quête d’un emploi rémunéré. Avec le dépérissement de la culture arachidière et la persistance de l’insécurité alimentaire que le développement de la riziculture n’a pu résorber, le flux migratoire s’est réorienté vers l’Afrique Centrale et l’Europe, notamment vers la France qui, avec la fin de la guerre d’Algérie avait favorisé l’arrivée massive d’immigrés noirs notamment originaires de la Vallée (Soninké et Haalpulaar principalement).
Dans la moyenne vallée, l’émigration est devenue une composante essentielle du système de production ; elle est la principale source de revenus. La plupart des ménages ruraux dépendent des revenus émigrés qui servent même au financement des activités agricoles telles que l’irrigation. L’importance de l’émigration est telle qu’elle fait l’objet d’une initiation. L’adage Pulaar so boobo yontii, yo o yillo (quand un jeune devient mature, il doit voyager) reprit par le lead-vocal du Ndaande Lenol Baaba Maal est assez explicite à cet effet.
L’émigration est fortement ancrée dans les mœurs au point qu’elle est devenue un fait social banal, quotidien, une tradition, une norme sociale à laquelle la jeunesse en quête d’identité doit se conformer pour conquérir sa place au sein d’une société en pleine mutation. L’émigré est en effet perçu comme un symbole de réussite sociale, à l’image du passage dans la case des hommes qui conférait aux jeunes circoncis le statut d’adulte ayant droit à la parole au sein des assemblées villageoises et au mariage dans la société traditionnelle.
Limité au début dans les régions périphériques marginalisées du point de vue économique par le développement de l’économie de traite, le phénomène migratoire va finir par toucher toute les régions du Sénégal notamment celles du Centre, bastion de la culture de la graine oléagineuse en agonie avec la fin programmée de l’économie arachidière et la dégradation accélérée des ressources naturelles. La soudure dans le centre avec la déstructuration du système de production va donner naissance à l’émigration Wolofo-Mouride dont le flux s’est surtout orienté au début, vers l’Italie. Ce phénomène migratoire qui s’est développé à la fin des années 80 se caractérise par le regroupement au sein d’associations à caractère religieux, culturel et social (Mouridisme).
En effet, les modou-modou reproduisent dans les pays d’accueil ces formes d’organisation en se regroupant au sein des dayira où ils se soutiennent mutuellement et favorisent l’arrivée de nouveaux candidats. Ces formes d’organisation et les regroupements familiaux de populations émigrées dans les pays d’accueil sont souvent perçus par les pays occidentaux comme une menace d’envahissement culturel. Cette peur de l’étranger s’est traduite par le renforcement des politiques d’immigration et le développement de l’antisémitisme qui gagne du terrain dans tous les pays occidentaux.
L’émigration apparaît comme le transfert de la misère des pays du Sud vers les pays du Nord qui ont créé et entretenu cette misère via la traite atlantique, le colonialisme puis la mondialisation qui, apparemment n’est rien d’autre qu’une nouvelle forme d’exploitation. La mondialisation a en effet accentué le processus d’intégration du continent noir au marché mondial régi par la loi du plus fort, achevant les économies des pays du Sud sous perfusion avec notamment, le cycle infernal de la dette et le maintien à la tête des Etats Africains de dictateurs assoiffés de pouvoir prêts à brader les richesses du continent pour des intérêts immédiats.
A ce facteur que l’on pourrait qualifier de structurel vient s’ajouter la déstructuration des sociétés africaines en phase de transition passant d’une société traditionnelle fortement marquée par les valeurs ancestrales de solidarité et d’entraide à une société moderne, occidentale, caractérisée par l’individualisme et la nucléarisation de la famille. Il en résulte une dépravation grave des mœurs avec comme conséquences majeures la rupture de la conscience collective, la dépendance accrue vis-à-vis de l’extérieur et une perte de repère de la jeunesse qui s’identifie de plus en plus aux modèle occidentaux. A cela, il faut ajouter la pollution médiatique qui fait de nos pays de véritables réceptacles des déchets culturels de l’Occident en proie avec une grave crise de valeurs.
L’aspiration au modèle occidental, conçu de manière péremptoire comme le seul valable pour l’espèce humaine et l’impossibilité matérielle et ou financière d’accéder à cet idéal se traduisent par l’élaboration de stratégie pour parvenir à cette fin. Cette violence symbolique est à l’origine de plusieurs drames dont l’émigration clandestine à travers laquelle l’opprobre est de nouveau jeté sur le continent noir.
Menacées par la famine, les disettes et les maladies, les réfugiés de la faim tentent par tous les moyes de regagner l’Eldorado européen ; d’où, les tentatives de suicide collectif auxquels on assiste tous les jours.
Le Quotidien
Yaya Abdoul KANE - Sociologue - BP 37 - Matam /