L’enseignement des et en langues nationales est un problème sérieux. Il mérite un traitement plus professionnel de la part des responsables politiques.
Il vous souviendra que dans les années 1980, sous feu le Ministre de l’ Education Abdel Kader FALL, le Sénégal indépendant avait tenté, pour la première fois, l’expérience d’introduction des langues nationales dans le système formel. Cela s’était fait sous la pression de la frange la plus nationaliste de nos concitoyens. Mais cette expérience fut sans lendemain puisque mal conçue et mal préparée. Aujourd’hui, le problème des langues nationales à l’école revient à l’ordre du jour. Il est légitime de se poser des questions sur ses chances de réussite.
Dans cette perspective, j’essayerai de proposer, dans un premier temps, mon opinion sur les raisons des différents échecs enregistrés jusque–là dans le domaine de l’ introduction des langues nationales à l’école et, dans un deuxième temps, quelques suggestions pour des solutions durables.
Les échecs répétés en matière d’introduction des langues nationales dans les programmes scolaires formels s’expliquent, à mon avis, par trois raisons, une principale et deux subsidiaires. La raison principale : le manque de volonté politique. Celle-ci se traduit, d’ une part, par une politique et une planification linguistiques approximatives, pour ne pas dire laxistes, et, d’autre part, par l’absence notable, pour une bonne mise en œuvre des politiques, de ressources humaines compétentes dans certains domaines essentiels.
La volonté politique pourrait être simplement définie comme l’engagement politico - idéologique des hommes et femmes au pouvoir en faveur de quelque chose. Celle-ci est mesurée à l’aune des actes concrets posés en terme de matérialisation de cet engagement. En effet, l’aspect politico- idéologique nous informe sur la vision des tenants du pouvoir en ce qui concerne la question des langues nationales. Elle doit s’exprimer clairement à travers la politique et la planification linguistiques qui doivent non seulement indiquer le statut de nos différentes langues nationales mais aussi la manière dont on compte amener chacune à remplir le statut qui lui a été reconnu.
Depuis notre accession à la souveraineté internationale le problème reste pendant, mis à part quelques actions timides dans ce domaine vers la fin des années dix neuf cent soixante (1960) et début des années dix neuf cent soixante dix (1970). Il est vrai qu’à la suite des Etats Généraux de l’ Education et de la Formation (EGEF) la Commission Nationale de Réforme de l’ Education et de la Formation (CNREF) avait fait des avancées considérables dans cette direction mais les autorités d’alors n’avaient jamais voulu appliquer de manière conséquente les conclusions de cette dernière. Preuve que la non adhésion politico-idéologique des autorités politiques dans un projet condamne inexorablement ce dernier à l’impasse.
Le problème de l’introduction des langues nationales dans le système éducatif formel est un problème qui date, en fait, d’avant l’indépendance de notre pays. Les différents camps qui s’étaient alors opposés ne se disputaient pas tant sur la nécessité d’enseigner les langues nationales, mais sur la manière de le faire et sur les objectifs à lui assigner.
A l’indépendance deux positions principales s’étaient clairement dégagées, chacune soutenue par un homme à forte conviction : le Président SENGHOR, d’ une part, et le professeur Cheikh Anta DIOP et ses partisans ou camarades, d’autre part. Le Président Senghor se disait partisan pour cet enseignement dont l’introduction devait s’effectuer de manière progressive sur quarante (40) ans au moins. Pour lui, certaines conditions devaient être au préalable remplies, notamment la formation « en nombre suffisant » de ressources humaines compétentes, surtout dans le domaine de la linguistique, et la mise en place de moyens financiers nécessaires. Au même moment, il soutenait que la chance du Sénégal d’accéder au développement à l’horizon mythique 2000 dépendait du maintien de la langue française comme le médium principal de l’éducation.
C’est pour cette raison que le camp du Président SENGHOR, étant sorti victorieux de la compétition politique pour diriger le Sénégal indépendant, avait amorcé une politique linguistique bien timide par la création, aux côtés de la langue française, « langue officielle », de « langues nationales », statut accordé aux six langues principales du pays que sont le diola, le mandingue, le pular, le sérère, le soninké et le wolof. Ces dernières bénéficièrent de certains actes de codification consacrés par des lois. Mais, dans le fond, personne ne sait dire aujourd’hui ce que signifie exactement ce fameux statut de « langue nationale » et il n’est pas certain que la décision actuelle d’élever chaque langue du pays, une fois codifiée, à ce statut aide à clarifier les choses.
Le Professeur Cheikh Anta DIOP avait, quant à lui, fait des propositions simples en matière de politique linguistique, propositions se ramenant grosso modo à : · affirmer que le développement est impossible par ou dans une langue étrangère ; · décourager, sinon limiter, le multilinguisme étatique en Afrique par l’instauration d’une langue par Etat/Nation et d’une ou deux au maximum, à vocation intercontinentale, au niveau fédéral (c’est-à-dire continental).
Le Professeur Cheikh Anta DIOP a ainsi défini un schéma dans lequel, une fois la langue nationale choisie, tous les moyens devaient être réunis pour la développer » et l’« imposer ». Le choix d’une langue territoriale devait exclusivement dépendre de critères « objectifs », notamment du niveau de son développement jugé en termes d’existence d’une codification et d’une production écrite appréciable.
Ces deux visions continuent, me semble-t-il, à s’affronter en sourdine déterminant par la même occasion l’attitude, consciente ou inconsciente, de chacun de nous par rapport à la place à donner à nos langues nationales dans notre système éducatif.
Le camp politique qui avait prévalu à l’indépendance avait imposé sa vision des choses. Aujourd’hui encore, six (6) ans après l’avènement d’un nouveau siècle, d’un nouveau millénaire et d’un nouveau régime, le spectacle ne rassure point. Il est, en tout cas, aisé de noter, a-posteriori, que l’approche « senghorienne » a démontré ses limites. Le nouveau régime issu de l’alternance n’a pas encore convaincu quant à sa vision.
Force est de constater, en effet, que le français, en tant que medium exclusif d’enseignement, semble participer du problème : il n’a jamais pris racine profonde dans le cœur de la majorité des Sénégalais. Il est et demeure une « langue étrangère » très minoritaire, malgré sa trop grande prégnance sur la vie officielle du pays. Cet état de fait explique en partie, par exemple, le terrible gâchis au niveau du système scolaire formel qui se traduit relativement par un fort taux d’échecs et un rendement globalement faible au regard des investissements énormes qui lui sont annuellement consentis. Le fort taux de déperdition scolaire est en partie conséquent du manque de maîtrise de la langue française.
L’Organisation de la francophonie a reconnu, ces dernières années, l’importance de l’enseignement des langues nationales, même comme simplement un enseignement d’appoint pour l’apprentissage du français. Malgré cela, nos élites, formées au moule de l’école coloniale française, continuent de traîner les pieds, comme si, au fond d’elles-mêmes, elles ont intériorisé l’idéologie colonialiste de l’infériorité congénitale des langues et des cultures africaines, idéologie qui se perpétue de nos jours de manière plus subtile, il est vrai, par le biais de l’institution scolaire principalement.
Comme disait l’autre : L’identité se forge à travers la langue, la culture et l’ histoire - toutes valeurs transmises par l’éducation. En Afrique l’identité est étouffée par le poids historique de la colonisation qui a écrasé les structures locales pour renforcer son administration en imposant les systèmes éducatifs, les langues, la culture et l’ histoire des pays occidentaux. (Ndoye M., In Lettre d’Information de l’IIPE, Vol XXI, N° 3, Juin-Juillet 2003 P.4)
Les langues de communication internationale sont, certes, utiles, mais leur usage ne devrait pas arrêter le développement des langues nationales. Le problème de l’enseignement des langues nationales est une donnée on ne peut plus actuelle, on ne peut plus stratégique, pour le devenir de notre pays et de notre continent. Il devrait lui être accordé toute l’attention voulue, surtout politique.
Ne fût-ce partiellement, l’histoire semble donner raison au Professeur Cheikh Anta DIOP pour qui « penser se développer par une langue étrangère est un leurre ». En effet, peut-on soutenir aujourd’hui que les Sénégalais sont plus développés, plus démocratiques, mieux informés… grâce à la langue française ? Autrement, l’auraient-ils été moins par les langues nationales ? Ce n’est point évident, surtout si les langues nationales avaient bénéficié d’une bonne planification et de ressources adéquates.
Cheihkh Anta Diop disait : « Il est plus efficace de développer une langue nationale que de cultiver artificiellement une langue étrangère : un enseignement qui serait donné dans une langue maternelle permettrait d’éviter des années de retard dans l’acquisition de la connaissance. Très souvent l’expression étrangère est comme un revêtement étanche qui empêche notre esprit d’accéder au contenu des mots qui est la réalité. Le développement de la réflexion fait alors place à celui de la mémoire ». (Souligné par nous). In Nations Nègres et Culture, Présence Africaine, 3ème édition, Paris, 1979, p. 415.
Comme pour compléter le Professeur DIOP, je pense que si « le développement de la réflexion » arrive à se réaliser dans et à travers une langue étrangère, c’est toujours au détriment de la langue première. Ne serait-il pas pour cela que la plupart des intellectuels sénégalais se trouvent incapables de développer un discours soutenu dans leur langue première ?
Ce point de vue expliquerait en peu de mots l’échec de nos politiques de développement dont les politiques éducatives et permettrait de comprendre, en partie au moins, pourquoi les cadres aujourd’hui formés soient incapables d’apporter des solutions pertinentes et durables aux problèmes de nos pays.
La relecture des écrivains comme le Professeur Cheikh Anta DIOP et de la littérature coloniale, notamment sur le rôle de l’école, s’impose pour comprendre pourquoi l’Afrique continue-t-elle de toujours tourner en rond. Les idéologues de la colonisation avaient prévu que l’éducation de la jeunesse des pays colonisés, dans les écoles du colonisateur et à travers la langue du colonisateur était certainement le meilleur moyen d’acquérir celle-ci aux idées et comportements à lui inculquer. La tournure des choses, plus de quarante ans d’indépendance après, semblent leur avoir donné pleinement raison ! Les diverses réformes éducatives menées pour édulcorer les aspects les plus rétrogrades de l’éducation coloniale n’ont été que du vernis. Le fond est resté le même.
Il est une conviction que le développement intégral de nos sociétés passe nécessairement par un ancrage solide dans nos langues et nos cultures. La formation d’hommes capables d’aider notre pays à trouver des solutions pertinentes à ses problèmes atteint à l’urgence et suppose, en amont, l’existence de ressources humaines spécialisées dans différents domaines de la vie sociale. Les branches de la linguistique, y compris la planification linguistique, et des sciences de l’éducation devraient être mises à contribution efficace. Il conviendrait au départ de dresser un état des lieux exhaustif des compétences disponibles dans ces domaines et établir un plan volontariste de formation de spécialistes manquants afin d’éclairer les hommes politiques sur les alternatives qui s’offriraient à eux et d’aider ensuite à la mise en oeuvre des programmes arrêtés. Le problème des langues nationales à l’école devrait cesser d’être une affaire d’amateurs. C’est une haute question de développement des sociétés et de promotion humaine. Les spécialistes devraient être consultés tout le long du processus.
Le Sénégal devrait opérer des choix judicieux en matière de politique et de planification linguistiques en partant, par exemple, des propositions de la CNREF comme base de discussion. Il lui faudrait également tenir compte des développements récents intervenus sur le continent, notamment, l’avènement de l’Union Africaine et le désir plus marqué de consolider notre interdépendance aux niveaux régional et continental. Plusieurs scénarii seraient possibles, mais les politiques linguistiques, propres à encourager un multilinguisme bien planifié au niveau des Etats, des communautés économiques régionales et du continent, devraient être particulièrement favorisés.
L’option de l’enseignement dans et par les langues nationales est une entreprise certes coûteuse au départ, mais à l’ arrivée, elle se révèlera un investissement à bénéfice incalculable pour l’avenir de notre nation. Cette entreprise a été démontrée possible par Susan MALONE, in id21 insights education Number 5, University of Sussex, September 2006, p.7. Plus que les moyens financiers, la vision et la volonté politiques constituent les éléments les plus essentiels pour cette question. Ce sont elles, en effet, qui détermineront les choix à opérer et les moyens à mettre en oeuvre.
Des pays émergeants non occidentaux ont prouvé à l’évidence la pertinence de s’appuyer sur leurs langues et leurs cultures pour générer un mouvement de développement. Ils ont témoigné que la langue et la culture, loin d’être des facteurs inhibiteurs, sont de puissants adjuvants du développement rapide et durable d’une nation.
Source : SudOnline.sn