1.2 Deuxième axe : La construction d’un « marché international » des études supérieures et ses effets sur les champs nationaux
Dans cette session, il s’agira en premier lieu de questionner les notions de « marché international » et de « marché mondial ». Affirmer l’existence de ces marchés relève parfois d’une prescription plus que de la description d’une réalité observée[9]. Ne s’agit-il pas souvent d’un marché protégé avec de nombreuses niches, y compris là où il paraît le plus concurrentiel ?[10]
Les rapports entre l’« offre » et la « demande » de formations entre les pays sont complexes. Comment analyser les « offres » spécialisées en direction d’une aire géographique ou culturelle ? Ainsi en France, jusqu’au début des années 1980, se sont multipliées les formations sous le label « d’études africaines ». Cela peut être perçu comme l’indicateur d’un intérêt valorisant pour l’Afrique. On doit pourtant se demander ce qu’il en a coûté aux apprenants originaires d’Afrique en termes de chances objectives d’insertion dans des formations autres que celles qui étaient ainsi naturellement préparées à les accueillir. Ces centres spécialisés ont peut-être contribué, comme par effet pervers, à reproduire, en métropole même, la division topologique entre le « centre » et la « périphérie ».
La formation des doctorants et des futures élites est un enjeu de politique extérieure pour les pays engagés dans la compétition. Dans cet espace, la domination symbolique des Etats-Unis est très forte. Cependant, ne faut-il pas interroger la problématique "centre/périphérie" ? En effet d’autres pays, asiatiques notamment, entrent dans cette concurrence. L'une des transformations majeures de ces dernières années est le déplacement vers l'Inde et la Chine des lieux d'excellence dans certaines disciplines (comme celles par exemple qui soutiennent les pratiques des marchés financiers)[11]. Si les étudiants chinois et indiens font encore une partie de leurs études en France ou aux USA, ils rentrent à présent dans leur pays.
Il sera ici nécessaire d’étudier le rôle des organisations internationales (Banque mondiale, UNESCO, OCDE, institutions européennes, mais aussi grandes fondations privées) dans la tentative de construction d’un espace intégré et homogénéisé. Les réformes demandées par les bailleurs de fonds transforment en profondeur la structure de l’enseignement supérieur (privatisation, déconnexion de l’enseignement et de la recherche). Cette internationalisation/ privatisation de l’enseignement supérieur prend des formes de plus en plus diversifiées avec le développement des partenariats avec l’étranger, de l’enseignement transfrontalier ou de l’enseignement à distance par des universités américaines ou européennes et, plus généralement, la promotion du privé[12]. Comment s’imposent de nouveaux principes d’excellence et de nouveaux critères de hiérarchisation des formations ? Le « processus de Bologne » est aujourd’hui assimilé à un calendrier de réformes internationales des systèmes d’enseignement. Le LMD introduit ainsi de nouvelles formes de domination, révélatrices de la faible autonomie des Etats, notamment les plus pauvres, dans la gestion de leurs relations avec leurs universités[13]. Quels sont les effets de cette internationalisation sur les enseignements ? Y a-t-il un métissage des modes d’enseignement et des contenus ? Entre les logiques des bailleurs de fonds, des entreprises multinationales, des réseaux de pouvoir et des Etats, les conflits de normes éducatives ne menacent-ils pas la cohérence des politiques éducatives nationales ?
Il faudra enfin s’interroger sur les divisions, à l’intérieur du champ universitaire, induites par ces luttes de concurrence : les logiques imposées de l’extérieur rencontrent les intérêts d’acteurs locaux, les « passeurs » qui accroissent leur pouvoir politique dans les universités. Dans les pays de l’Est notamment, la construction de cet espace fait émerger un nouveau corps professionnel et de nouveaux principes de concurrence dans le champ universitaire (privé/public, intellectuels aux propriétés internationales/ universitaires plus strictement nationaux, logique politique/ logique scientifique, logique des disciplines/ promotion de projets interdisciplinaires)[14].