Lors d’un entretien réalisé le 19/08/2014 à Paris, M.D.D, travailleur migrant et un des enfants de feu El Hadji Mabo Dramé, fin connaisseur de la généalogie familiale (dambe) et très attaché aux liens de parenté (suumpu), nous livre en substance un récit intégral résumant bien la vie et le parcours de son père :
« Mon père a passé une partie de son enfance chez la famille Wane auprès de Mpaly Wane, un grand marabout connu de tous à Bakel. C’est auprès de lui qu’il a fait ses études « primaires » coraniques et ses humanités ». Mpaly Wane était un père pour lui. Après les études coraniques primaires, il resta toujours à Bakel mais passa à un niveau supérieur dans sa formation religieuse au « Moysi » du « Khodje » ( Sorte d’université religieuse ).
A la fin de cette formation religieuse, il émigra en Guinée en 1949 pour travailler dans le commerce puis retourna définitivement en 1966 à Bakel. A cette époque, Boulaye Khoulé Dramé, son grand frère, avait pris de l’âge et était tombé malade. C’était entre 1967 et 1970. C’est ce qui était à l’origine de son retour. Mon père avait fini par faire le regroupement familial en Guinée. Au début, il était avec sa première épouse et son neveu feu Thiondy Diakho. Mais la Guinée était devenue difficile avec le régime de Sékhou Touré, l’activité commerciale ne marchait plus comme auparavant. C’est comme ça qu’il est revenu à Bakel pour s’occuper des activités religieuses et familiales. En même temps, son frère Boulaye partit se soigner à Dakar en 1975 et y resta jusqu’en 1978, année de son décès. Il n’a pas eu d’enfant avec sa seule et unique épouse répondant au nom de Fenda Soumaré. Les ainés de mon père vivaient à Bakel. Moukhtar a grandi auprès de Père Boulaye. Niouma, notre grande sœur a grandi auprès de notre tante Sété à N’diayega.
En 1964, nous avions quitté la Guinée avec notre maman. Après quelques jours passés à Dakar, nous sommes allés à Bakel. Il y avait Boulaye Wane dans la grande maison à Dakar. On n’est rentré avec lui à Bakel. Nous avons pris le train express jusqu’à Kidira puis de Kidira nous sommes partis à Bakel via le fleuve Sénégal. Nous étions des « nantis » en Guinée. Le retour à Bakel fût très dur à vivre. Nous sommes restés à Bakel. Mais mon père s’ était installé durablement à Bakel en 1966. Nous faisions déjà l’école coranique en Guinée. Une fois à Bakel, mon oncle Boulay Khoulé n’a pas voulu qu’on aille à l’école française. Nous sommes restés dans le « moodi haarengné » (apprentissage coranique). Quand mon père est revenu, rien n’a changé à ce niveau. Nous avons continué l’école coranique. Comme vous le savez à l’époque, le plus grand décidait de tout. C’était ainsi pour mon père et mon oncle. C’est l’éducation religieuse qui primait».
En fait, le choix de me pencher sur la vie et le parcours de cette figure religieuse emblématique de Bakel tient à deux principales raisons : d'une part la durée de son « imamat » et d'autre part à propos de la controverse qui découla de sa succession dans l'histoire religieuse de la ville de Bakel.
El hadji Mabo Dramé est issu d’une grande famille Dramé de Bakel de la lignée des Dramé Kanji. Ses origines familiales remontent à Dramané (selon d’autres versions la famille serait venue de Gunjuru et Yuuri toujours au Mali, précisément dans le quartier Seembela), une ancienne ville commerciale et religieuse du Haut-Sénégal. En quittant le Mali, la famille Dramé était arrivée avec deux autres familles celles de feu El hadji Mamadou Sikhou Dramé (accueillie par la famille Sakho de Modinkané, cette parenté a commencé depuis le personnage Manthita, fille de Marihéra et de Assiya, épouse de Diamé Dramé) et d’El hadji Samba Maimouna Dramé (restée elle autonome) avec qui elle est liée depuis Bakary Awa qui a eu comme enfant Diamé (arrière-grand-père d’El hadji Mabo Dramé) et Salou (arrière-grand-père de Samba Maimouna Dramé).
Les liens de parenté de ces deux familles précèdent leur établissement à Bakel. Une fois à Bakel, la famille de feu Mabo Dramé a été accueillie par une autre famille maraboutique, les Wane. Pour preuve, la mère de Diamé, un personnage de la deuxième génération, s’appellait Feinda Wane. D’où les relations particulières qu’elle tissa avec les Wane, cela, dans le cadre des alliances matrimoniales se perpétuant jusqu’aux générations actuelles.
A Bakel, notamment dans le quartier de N’diaygea, les trois maisons Dramé formaient une seule entité. C’est avec la guerre de Mamadou Lamine Dramé qu’ils se sont retrouvés à Modinkané. La raison de la présence de cette famille Dramé à Bakel est liée à la pratique d’une activité commerciale mais aussi religieuse. Leur habitation a commencé d’abord vers N’diayega. Progressivement, elles sont démultipliées en trois. Elles tissent des liens avec la famille Dramé de Khodjé.
Feu Aladji Mabo Dramé appartient à la cinquième génération de la famille Dramé si l’on part du personnage Bakary Awa qui est le premier personnage à être établi à Bakel. Fils de Biagui Dramé et de Fanta Djafra Dramé, de la famille Dramé de Diawara, né dans l’environnement d’une famille nombreuse, Mabo était dans une fratrie plus ou moins nombreuse. Mabo, seul garçon de sa mère, avait trois sœurs (Issima, Sété et Bouthié) avec qui il partage la même mère et le même père. Il avait deux demi-frères Boulaye Khoulé (lui avait migré vers la Côte d’Ivoire puis au Mali à Diboly et d’autres villages dans le cadre de « daawa », activité religieuse et de guérisseur, d’où son mariage avec feue Fenda Soumaré, fille d’un ancien marabout et chef de village de Diboly, Mali), décédé en 1978 et Fodé Salou ( décédé jeune également ).
Comme dans la majorité des familles maraboutiques soninké où la socialisation est de rigueur, Aladji Mabo passa une grande partie de son enfance et de son adolescence dans la grande famille auprès de son père Biagui, marabout et commerçant. Parallèlement à ses activités religieuses, il allait aux champs comme tous les enfants du quartier Modinkané et des familles maraboutiques. Il passa sa formation primaire auprès de son oncle autour du Harayimbe puis dans le moysi au Khodje.
Après sa formation coranique, du fait de sa position avantageuse dans la fratrie, il échappe à la fameuse contrainte de sédentarité de l’ainé, il séjourna en Guinée Conakry dans le cadre d’une migration commerciale. Plus tard, ses épouses le rejoignirent. Ses premiers enfants étaient d’ailleurs nés en Guinée. La maladie et l’âge avancé de son frère ainé, rendant la maison paternelle presque vide, l’obligent à rentrer à Bakel en 1966 après plusieurs années passées en Guinée. Parallèlement, il s’occupait de sa famille tout en faisant du commerce.
Après les Aladji Fodé Ladji Dramé, Drissa Kébé, Mamadou Sakho, Mpaly Wane, Thiondy Dramé, Fodé Tarmata Dramé, il devient dans les années 1980, d’après les informations recueillies, le 6e imam de l’histoire de la grande mosquée de Bakel. Après une longue période de controverse autour de l’imamat de Mpaly Wane, Mabo occupe l’imamat de la ville de Bakel, fonction qui était une fois exercée dans le passé par son demi-frère. Il exerce ce rôle avec Fodé Tarmata Dramé, le cousin de Thiondy Dramé. C’est suite à la maladie de ce dernier que Mabo Dramé hérita entièrement de l’imamat. Pour rappel, Mabo avait fait son Moysi au Khodje.
Il avait refusé la fonction d’imam au départ parce qu’il estimait que la morale et la tradition l’empêchaient d’être devant des ainés comme Fodé Boye Kébé et Mamadou Sikhou Dramé. Ce qui était un signe de modestie et de respect. Ces deux qualités ont ému les plus âgés et en même temps « désamorcé » une bombe sociale au point qu’on lui confia entièrement la lourde fonction d’imam. Ce fût une occupation en douceur qui a suivi l’ordre protocolaire et hiérarchique. Son imamat ne relève pas d’une contestation encore moins d’une imposition par la force.
En dehors de ses compétences intellectuelles et religieuses, sa probité, son sens de la diplomatie et son respect des autres étaient connus de tous. C’est en 2003, suite à une maladie qu’il passa le relais à son neveu Samba Maimouna Dramé, plus âgé des autres marabouts de Bakel. Cette transmission a fait l’objet de controverses pour des raisons internes aux différentes familles maraboutiques. Si la question de la compétence était centrale dans la transmission et l’occupation de l’imamat, il faut aussi voir dans cette transmission les affinités liées à la parenté. C’est ce qui a été, en grande partie, à l’origine du conflit de 2003. Ce conflit avait opposé les Dramé et les Kébé. Les uns avaient mis en avant l’âge tandis que les autres mettaient en avant leur statut de « Marabout » des N’diaye, chefs de village de Bakel depuis plusieurs décennies.
In fine, Aladji Samba Maimouna Dramé fut désigné comme successeur après plusieurs médiations. Pour précision, ce dernier a également mis fin à ses fonctions d’imam pour des raisons liées à son âge avancé.
En mars 2004, suite à une maladie et au poids de l’âge, Aladji Mabo décède, laissant derrière lui un vide dans la gestion de l’école coranique de la famille.
Au final, le charme de l’imamat de Bakel est la capacité des acteurs à se retrouver autour d’un « idéal parental ». Et toutes mes enquêtés sans exception m'ont rappelé la phrase suivante : « Moodinkane suu naa follaque banne » c’est-à-dire « Tout « moodinkané » forme une seule porte (famille) ». Ne pas prendre en compte la dimension de la parenté dans l’analyse des conflits religieux à Bakel serait réducteur. Autant les conflits sont nourris par cette parenté autant la solution émanerait de la dite parenté. Le parcours de feu El hadji Mabo Dramé le confirme parfaitement.
Aladji Mabo DRAME repose en paix dans le deuxième cimetière de Bakel, en face du Camp militaire Sada Ciré TIMERA.
Que la terre de Bakel lui soit légère !
Auteur : Saliou Diallo, Doctorant en Histoire contemporaine au Laboratoire Migrinter de l'Université de Poitiers en France