Dans la galaxie présidentielle, tout va très vite. Entre l’élimination politique des ennemis supposés, la neutralisation des adversaires internes, les humiliations infligées aux collaborateurs, et la vassalisation des dispositifs institutionnels et constitutionnels de la République, le chef de l’Etat n’a pas toujours le temps de s’occuper des besoins fondamentaux des Sénégalais. Les petits «meurtres» sont devenus un loisir bien prisé.
La Palais de la République n’est pas seulement ce grand espace politique et institutionnel destiné à mettre le Premier magistrat du pays dans un environnement psychologique qui lui rappelle en permanence qui il est. On perd tellement vite la mémoire dans ce pays à problèmes ! Les insignes et emblèmes qui y jalonnent les allées, coins et recoins, les ornements sculpturaux divers, les levées quotidiennes des couleurs que la Nation s’est attribuées pour marquer son identité, les cérémonials éclectiques de la garde républicaine, ont fini par consacrer dans la mémoire collective le symbolisme unificateur d’un destin commun. L’artifice est net, mais il en faut pour ne pas sombrer dans le chaos. Avec le Président Wade, et parlant justement d’artifice, il en fallait peut-être dix mille fois plus pour que le Palais reste dans les normes d’un sanctuaire vivable, non pollué par des histoires mortelles sécrétées par une soif de pouvoir inimaginable il y a seulement huit ans.
Aujourd’hui, le Palais de la République est par excellence le point de départ idéel des grands «meurtres» devant accompagner l’évolution de la vie politique nationale, mais aussi et surtout la marche du Parti démocratique sénégalais. Les chauffeurs de taxi et de ndiaga ndiaye qui viennent y tenir meeting, les réunions d’instance du Pds, parti au pouvoir qui dispose pourtant d’un siège moderne et fonctionnel ailleurs, les randonnées de militants et militantes avides de mots d’ordre et d’argent, les cérémonies caritatives qui auraient pu occuper un chef de service anonyme, les réceptions d’intellectuels et de chefs d’entreprise mobilisables pour la Goana et contre les dérapages de la crise financière, constituent le côté soft et visible de la vie du Palais. L’innommable, lui, est moins glorieux.
En partant du postulat que le président de la République a, de ses rapports avec ses collaborateurs, une réalité instrumentaliste, l’on mesure précisément l’étendue de sa capacité infinie à triturer avec délectation les petits rebelles qu’il a fait naître, à croquer et humilier les simples subordonnés qui se faisaient un devoir de lui apporter quelque expertise dans leur domaine de compétence, à organiser des élections quand il veut, comme il veut, avec qui il veut. Les «meurtres», en cours ou manqué, de Idrissa Seck et de Macky Sall sont le prototype de liquidation politique le plus (in) achevé que les «experts» intra muros aient imaginé sous l’ère Wade. Deux anciens Premiers ministres expulsés du pouvoir et passés du statut de héros à celui d’indésirable en l’espace de quatre ans, soit moins que la durée d’un mandat électif au Sénégal, cela n’arrive que dans un régime parlementaire chroniquement instable, où dans un présidentialisme confinable à la monarchie. Wade l’a fait sans gêne, en engageant toute la puissance de l’appareil d’Etat dans des combats crypto-personnels, au mépris flagrant de ce pauvre principe - en pays libéral - qu’est la séparation des pouvoirs. Ici, la logique qui sous-tend tout «meurtre» est d’une banalité exceptionnelle : qui fait de l’ombre au roi est un homme mort. Il y en a qui l’apprennent à leurs dépens.
Par tempérament, sûr de son charisme, de son talent politique, et eu égard à sa conviction qu’il détient une légitimité réelle dans le Pds, Idrissa Seck a frontalement fait face à Wade au travers du dossier sulfureux des Chantiers de Thiès. Il s’en sort bien -jusqu’ici- en dépit de sept mois de taule qu’il aura tout le loisir d’exploiter à fond pour la suite de sa carrière politique. La Commission d’instruction de la Haute Cour de Justice devrait bientôt mettre fin aux poursuites contre l’ex-maire de Thiès, si elle suit les réquisitions du Parquet général de la Cour de Cassation. Si le «meurtre» contre le «jardinier des rêves» a échoué, c’est que le chantage d’Etat à l’argent et à la soumission exercé sur lui, ses proches et ses amis, n’a pas fonctionné. Seck doit une fière chandelle au fait qu’il ait été un membre éminent de ce que lui-même a appelé le cercle des «grands bandits». Il en connaît les codes, les us et coutumes, les avis de mauvais temps et autres signes annonciateurs de tempête. Lui aussi est un «tueur» politique capable d’écraser ceux qui le gênent ou qui résistent à sa volonté de puissance. Il n’est pas un saint.
Mais Macky Sall ? A son tour soumis à la machinerie du Palais et (bientôt ?) à celle de l’Etat, le frais ancien président de l’Assemblée nationale expérimente les rigueurs de l’inimitié dont Wade est capable face à des enjeux vitaux. Les tentatives de «meurtres» successifs qu’il affronte depuis un an, mais également les délices et privilèges qu’offre le Pouvoir lui ont sans doute inculqué le goût de la résistance et de la perspective d’avenir. Mais il semble qu’il ait bien appris de ses devanciers. On se rend compte aujourd’hui, après mille et une critiques, que sa tactique d’affrontement a été pertinente, et qu’il n’est pas disposé à mourir d’une belle mort.
Après Macky Sall, à qui le tour, s’est interrogé un confrère au lendemain de la destitution du maire de Fatick ? Dans la période actuelle, les enjeux liés à la conservation du pouvoir semblent si énormes qu’il est sage de n’exclure aucun scénario de «meurtre». Il n’existe peut-être pas de rivalité publique au sommet de la «Génération du concret» entre Karim Wade et Abdoulaye Baldé. Mais deux éléments méritent d’être retenus. D’abord, en visite à Ziguinchor il y a quelques jours, l’épouse du président de la République s’est opposée à ce que le directeur exécutif de l’Anoci prenne la parole lors d’une cérémonie. Ensuite, la montée en puissance de la nouvelle ministre d’Etat Innocence Ntap Ndiaye au moment où se distend le lien de celle-ci avec le secrétaire général de la Présidence.
Sur le registre de l’affectivité et de la proximité, les allées et venues au Palais de l’avenue Senghor ont démontré que Wade ne dure jamais qu’avec ses collaborateurs historiques. Le très dévoué Pape Samba Mboup est là depuis huit ans comme chef de Cabinet. A moins d’une bévue monumentale qui contraindraient le président de la République à le sacrifier, tout porte à croire qu’il ne bougera pas de sa station tant que Wade est là. De même que Alioune Diop, très effacé directeur de Cabinet politique adjoint, Lamine Faye, le body guard revenu de disgrâce, l’aide de camp, le lieutenant-colonel Bara Cissokho. Ceux-ci constituent le noyau dur des collaborateurs présidentiels. Mais qu’est devenu le très effacé Ibrahima Gaye, éphémère porte-parole du président de la République ? Ndèye Rokhaya Mbodj et Chérif Elvalide Sèye, longtemps au service de communication du Palais, ont bien rebondi ailleurs grâce à leur talent et à leur crédibilité. Et le reste, tous ces Sénégalais appâtés par les promesses de bonne gouvernance proclamées jadis par le successeur de Abdou Diouf et finalement déçues par la réalité des politiques publiques menées ?
A côté des «meurtres» personnalisés, le Palais est également passé maître dans la «tuerie» de masse contre des principes républicains. La démocratie est fortement tributaire des comportements des acteurs politiques. En cela, Me Wade a participé en huit ans de pouvoir à déstabiliser ce qui a été le «modèle politique» sénégalais. Il est devenu un maître ès «meurtres institutionnels». Les reports intempestifs d’élections présidentielles, législatives, locales, sous couvert de prétextes plus politiciens que rationnels ont considérablement entamé la crédibilité du Sénégal au plan international. En ravalant l’Assemblée nationale au rang d’appendice de sa volonté de puissance, il a corrompu la volonté populaire comme jamais cela n’a existé au Sénégal. En créant de toutes pièces un Sénat vampirique, Me Wade a parachevé une étape dans l’instrumentalisation du pouvoir législatif. Aujourd’hui, il serait bien en peine de décrire le régime politique qui gouverne le Sénégal.
Faut-il désespérer de tout ? Il y a de quoi être inquiet face à un autre genre «meurtrier» en vogue, les révisions constitutionnelles. Le président de la République en a tellement abusé et se montre si assidu en cette matière qu’il ne retient même plus l’attention de l’opinion. Il a usé la capacité d’indignation de ses compatriotes à ce sujet. Tripatouiller une quinzaine de fois une charte fondamentale en huit ans de pratiques politiques renvoie de manière inexorable, à des interrogations sur l’avenir démocratique que Me Wade réserve à ce pays qui, pourtant, lui permet d’accéder à tous les honneurs de par le monde. Juriste, le président de la République aime et anime la loi dans ce pays, de manière controversée. La Loi Ezzan, la grâce et l’élargissement des meurtriers de Me Babacar Sèye resteront, en soi, des «meurtres», car ils ont consisté à laver de tout crime des meurtriers jugés et condamnés par la justice sénégalaise dans cette gravissime affaire.
Du meurtre, réel cette fois, Talla Sylla y a échappé. Plus de cinq ans après, la justice sénégalaise se montre incapable d’en déterminer les commanditaires après les enquêtes de la Gendarmerie. Ce dossier là est l’essence du lien ombilical que des secteurs du pouvoir entretiennent avec la violence en deux points : l’irresponsabilité et l’impunité. «Le but du langage politique est destiné à rendre (…) «respectables» les meurtres.» Georges Orwell avait-il vraiment tort au regard des torts que le président de la République nous inflige au quotidien ?
Source : lequotidien.sn
Par Momar DIENG