Par Yaya SY :
J’ai eu la chance de rencontrer Aimé au moins cinq fois et la conversation à chaque fois a duré environ 2 heures, voire plus (enquêtes historiques avant ma thèse et remerciements et échanges après…).
Qu’ai-je retenu de tout ça ?
D’abord l’humilité, la simplicité et la générosité de l’homme avec une ouverture illimitée à l’Afrique et au reste du monde.
- Ensuite un respect définitif pour ceux qui sont encore, ou ont été ses amis même d’un jour.
Il m’a raconté en termes simples sa rencontre avec Senghor dans le Cour de « Louis Le Grand » ce fut tout simplement la rencontre avec l’Afrique. Alors qu’il était venu rencontrer l’Europe, c’est l’Afrique qui lui a ouvert les bras à Paris. Il deviendra le « bizut » ou (bleu) de Senghor qu’il retrouvera à l’assemblée Nationale française quand l’un et l’autre deviendront députés de leurs pays respectifs. Ils ne se sépareront désormais plus jamais.
L’Europe lui a dit qu’il était un Nègre et il a assumé… et l’Afrique lui dit qu’il faisait partie des siens, voilà mon interprétation.
En 1966, avec Senghor, ils sont allés ensemble en Casamance accompagnés d’André. Malraux lors des manifestations du « Festival Mondial des Arts Nègres de Dakar.» Là, coup de foudre, Césaire rencontre une « petite vieille Casamançaise » dans une famille, elle lui rappela étrangement sa grand’mère de Basse Pointe : autorité… générosité, franchise…
Ce que Césaire m’a fait comprendre à travers ces entrevues, c’est que l’Afrique était comme un miroir qui lui faisait découvrir au fur et à mesure, les facettes cachées de lui-même : simplicité des contacts humains, partage, optimisme, etc.
Ce que moi j’ai retenu du projet poétique et de la trajectoire politique de Césaire, c’est que cette Afrique éclatée et dispersée par l’histoire, doit retrouver une unité spirituelle (dans la pensée) dans la diversité historique des parcours de ses enfants transplantés de par le monde par les déportations esclavagistes. L’Afrique et les Noirs, doivent retrouver leur place au sein de la communauté humaine après les agressions coloniales et impérialistes passées.
Contrairement à ce que d’aucuns pensent, Césaire était parfaitement conscient de la diversité historique des peuples noirs, à commencer par ceux du Continent africain…
Mais, quand je lui ai posé la question de l’indépendance de la Martinique que certains lui reprochent de ne pas avoir prise avec tous les pays colonisés à la fin des années cinquante, il m’a répondu par une question « avec qui ?»
Il pensait qu’à la « Belle époque » voire à la sortie de la seconde Guerre mondiale, les Martiniquais « portaient encore des chapeaux haut de forme et imitaient l’Europe ». Il a ajouté : « Certains m’ont même traité de fou quand je leur a dit qu’ils sont d’origine africaine… » J’ai alors compris que Césaire voulait m’apprendre qu’on ne pouvait aller à l’indépendance sans une réconciliation tranquille avec soi-même, c’est à dire avec sa propre histoire : l’AFRIQUE ETAIT INTERDITE PAR L’HISTOIRE COLONIALE parce que dangereuse dans la pensée de l’esclave déporté.
Voilà un problème que Césaire m’a indirectement posé auquel je m’attaque en profondeur dans un livre à paraître sur les barrières coloniales ayant provoqué le refoulement de l’Afrique à travers le système esclavagiste des Amériques et de la Caraïbe. En un mot je compte décortiquer les idéologies du refoulement de nous-mêmes par les autres et surtout par nous-mêmes…à travers les systèmes esclavagistes d’Orient et d’Occident.
Ce refoulement de l’Afrique chez l’esclave déporté et chez le Créole, n’a pas encore suffisamment retenu l’attention des historiographies occidentale et africaine, mais il était l’ossature centrale du système esclavagiste. Il faut aller en chercher les clés dans les idéologies religieuses et coloristes et dans les préjugés fabriqués dans l’urgence par le système colonial esclavagiste pour dénigrer l’Afrique, l’Africain et le Bossale ( nouvel esclave). Ces idéologies de déstructuration de l’Africain perdurent du XVI è s. à nos jours…
A la question de savoir ce qu’il pense de la différence des conceptions césairienne et senghorienne de la Négritude, il n’a pas voulu être prolixe. « Chacun de nous a appliqué la Négritude à la situation spécifique de son pays.»
Ayant compris le respect de Césaire pour ses amis, je n’ai pas voulu le gêner sur les problèmes que la jeunesse sénégalaise de mon époque avait avec L S Senghor et F. H Boigny qui avaient activement participé au sabordage du panafricanisme. Senghor en particulier, a dissout, sur injonction de de Gaulle la Fédération du Mali (dans la nuit du 19 au 20 août 1960, arrestation par Senghor de Modibo Keïta Président de la Fédération du Mali qui a été immédiatement refoulé vers Bamako).
Césaire, issu de la société esclavagiste doit rester en rébellion car le Béké en 1960, avait encore tout le pouvoir économique à la sortie difficile d’une monoculture sucrière délabrée… Il doit gérer « le génocide par substitution » faute de travail au pays…Seuls ceux qui ne se souviennent pas de la misère et du désarroi provoqués par cet exode rural et cet émigration massifs aux Antilles, estiment que la mairie de Fort-de-France était pléthorique du temps de Césaire…
Dès 1946 il lui fallait aller plus en avant dans sa lutte pour l’égalité droits et pour l’accès Antillais aux responsabilités. Je pense sincèrement que Césaire liait l’accès à la liberté, avec la responsabilité et la connaissance, surtout de soi-même. Les aspects économiques sont certes primordiaux dans sa pensée, mais il était d’abord préoccupé par les aspects humains.
Au niveau littéraire, Césaire avait le devoir de demeurer en rébellion en attendant que se consolident ses idées politiques d’une Martinique responsable et consciente de son existence en tant que peuple. Il devait rester en rébellion après ses voyages en Haïti pour assumer l’histoire des peuples noirs victimes de l’esclavage qui n’ont pas encore recouvré toute leur dignité d’hommes libres au sein de la communauté humaine, là aussi, malgré les indépendances formelles.
Il avait le devoir d’aider tous les peuples opprimés de la Caraïbe et des Amériques à se tenir debout après 500 ans d’oppression coloniale. Il était le porte-drapeau des anciens colonisés, des pauvres et des victimes de l’exploitation de l’homme par l’homme.
On comprend pourquoi Césaire ne pouvait accepter les agressions coloniales de l’ex-URSS en Hongrie en 1956, on comprend pourquoi il a quitté le Parti Communiste, on comprend pourquoi il met le système nazi en parallèle avec le colonialisme, ce que ne font pas encore les intellectuels en Occident (malgré la comparaison du totalitarisme soviétique… avec le colonialisme par Marc Ferro).
Césaire dénonçait le monologue de l’Occident devant le miroir de son histoire coloniale criminelle mal assumée. Il aidait l’Afrique à anticiper (une saison au Congo) et à lutter contre ses dictateurs imposés de l’extérieur par ce même Occident ; dictateurs qui deviennent, par le jeu subtil d’une dialectique perverse de la Françafrique, les soutiens actifs des campagnes électorales des présidents français…
Alors avec le recul, peut-on donner totalement tort au chantre de la Négritude d’avoir appliqué la politique des petits pas à l’histoire de son peuple vers la liberté ? Aller vers la liberté qu’on ne doit plus confondre avec aller vers une indépendance formelle et frelatée comme celle de l’Afrique aujourd’hui enchaînée et en voie de recolonisation avancée par l’impérialisme mondial.
Yaya SY.
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