La violence dont la recrudescence fait l’actualité ces temps-ci, est due dans une certaine mesure à l’insuffisance de cadres intégrateurs. Egalement au déphasage qui existerait entre notre état social et notre état politique. L’explication est du sociologue Hadiya Tandian. Il trouve cependant que les actes criminels sont des pratiques « normales » dans notre société, même s’il ne les encourage pas. S’étant prêté bien volontiers aux questions de Sud Quotidien, le sociologue informe sur les raisons de la persistance de la violence malgré les sanctions pénales de plus en plus corsées. Une interview dont nous vous proposons ici un premier extrait.
Qu’est-ce qui explique le comportement de plus en plus violent des Sénégalais ?
Il est vrai que tout le monde peut constater le phénomène et en mesurer l’ampleur. Le sociologue cherche à trouver explication au phénomène en interrogeant les causes sociales : de l’infanticide à l’homicide volontaire en passant par les crimes de toutes natures. La violence se constate aujourd’hui au niveau de toutes les sphères de la société : groupe domestique, groupe religieux, société civile, société politique etc. Sur ces sujets, je pense que le sociologue a pour rôle de poser les bonnes questions aux industries de notre société. Il s’agit de chercher à savoir si la société sénégalaise actuelle a les moyens moraux, politiques et économiques pour corriger les effets pervers de la « solidarité organique » qui structure ses relations publiques ? Au regard des aspirations à la modernité de la moyenne des Sénégalais, des choix politiques et économiques de l’Etat politique, de l’affaiblissement de la conscience collective et de l’écart entre les aspirations sociales et les cadres légaux pour les satisfaire, nous sommes en demeure de se poser quelques questions pertinentes. Le type de vie que nous menons présentement, est-il l’expression de la densité morale et matérielle propre à notre société, ou bien, la conséquente d’une ouverture de notre société aux valeurs de grandes civilisations démocratiques ? Quel est le modèle de société que la conscience collective sénégalaise actuelle veut créer ? Est-ce un modèle incitatif, ou, est-ce un modèle qui se fonde sur la structuration de l’état social de la moyenne des Sénégalais ? Est-ce que notre culture a suffisamment de ressources pour soutenir cette nouvelle ouverture que le Sénégal est en train d’entreprendre dans tous les sens ? Parce que la question est complexe, elle interpelle beaucoup de professions. Poser les bonnes questions permet au moins à tous les intervenants individuels ou collectifs ; c’est-à-dire ceux qui ont la qualité de professer le droit, ceux qui construisent les schémas politiques ou économiques, les pédagogues de la culture (Universitaires et hommes religieux), les organisations intermédiaires entre l’État et la société civile, les détenteurs du pouvoir social. Bref, de savoir avec précision par quel bout tenir la question.
Il faut dire que la violence ou le crime n’est pas un phénomène nouveau dans notre société. La violence en général est récurrente dans nos sociétés. C’est pour cela que nous disons qu’il est un phénomène « normal ». Par exemple, la maladie est haïssable, mais un organisme qui ne la connaît pas est un monstre. Ainsi le crime consiste dans un acte qui offense des sentiments collectifs propres à la moyenne des gens d’une société donnée à un moment donné de leur existence. D’abord, nous l’avons constaté dans la vie politique depuis même avant les indépendances. L’expression des ambitions politiques et sociales a été toujours secouée de violences avec mort d’hommes. Sur le plan social, c’est un phénomène que les Sénégalais connaissent dans le mariage et l’héritage. C’est dire que notre société ne découvre pas le phénomène aujourd’hui. Maintenant, celui-ci peut prendre de l’ampleur suivant les périodes. Il est évident que le type social que nous avions en 1960 est différent de ce nouveau Sénégal qui est né à partir de l’ajustement structurel des années 1980. De telle sorte que les réalités économiques déterminent la morale sociale et la morale politique. Ces réalités de l’économie internationale se sont imposées à nos structures. Et finalement, comme il y a la civilisation mondiale et en tant que pays sous-développé, notre culture a subi, par conséquent, l’influence de cette vague dominatrice qui se traduit par la détérioration des termes de l’échange. Ce qui va pousser nos gouvernants à adopter des réformes politiques qui sont à la rigueur anti-populaires. Donc la marche de ce nouveau Sénégal, grandissant sous ces réformes politiques et sociales, est un Sénégal qui va secréter de nouveaux comportements. C’est pour cela que le phénomène va prendre de nouvelles proportions.
Que pensez-vous de la violence ?
C’est vrai que la violence est un sujet qui préoccupe non seulement les disciplines des sciences sociales, les pouvoirs publics en font aussi un domaine réservé. Mais, quel que soit notre domaine d’action, le phénomène peut être élucidé à partir de ses caractéristiques intrinsèques. Si pour Thomas Hobbes, la violence dérive de l’état de nature qui soumet les individus à une concurrence démesurée pour la satisfaction de leurs désirs sans cesse renouvelés. Pour Marx, elle est une caractéristique de l’état social perverti par l’accaparement des moyens de production. Mais pour expliquer la violence, il faut le faire par une caractéristique qui lui est intrinsèquement liée. Dans l’esprit de violence, il y a toujours l’idée de contrainte.
Donc celui qui construit la violence use d’instruments de contrainte physique : agressions, répressions, chantages économiques (capitalisme, communisme, socialisme et impérialisme) ou idéologique : domination culturelle ou morale (politique, institutionnelle, diplomatique, lobbying). Maintenant, c’est selon la nature des moyens utilisés, des buts visés et de son intensité que le phénomène est rangé dans telle ou telle autre sphère. Nous rangeons la violence dans deux sphères : l’une est domestique et l’autre est publique. Dans la sphère domestique, nous retrouvons les violences conjugales, l’infanticide, l’homicide, les agressions physiques ou verbales, le terrorisme etc. Chacune de ces rubriques est typifiée par la société publique par une sanction qui varie en fonction de l’intensité du crime. Dans la sphère publique, nous pouvons citer les violences institutionnelles (institutions économiques, politiques et judiciaires) et sociales (syndicats, organisations civiles). Il y a une forme de violence que l’on retrouve de chacune des deux sphères : c’est la violence symbolique. Chaque fois qu’un acteur social réussit par son pouvoir à imposer un ordre de contenu comme légitime aux yeux d’autres acteurs, la violence est dite symbolique. Même si cette dernière forme se fait de manière douce, parce que faite dans les carcans de la socialisation ou de la scolarisation, cependant le caractère contraignant y est constamment lié. Dans les formes de violence symbolique, l’expression empruntée n’est pas totalement satisfaisante, même si l’idée de contrainte y soit indolore. Seulement l’idée trouve une pertinence sur le plan éthique, qui veut qu’aucune civilisation n’ait le droit d’imposer à une autre ses manières de faire, de penser et d’agir propres. Donc la violence consiste dans un acte contraignant. Mais sa forme physique est la plus visible et la plus générale de son existence. La violence est dite anomique lorsqu’elle résulte de la prolifération des rapports agressifs au sein des groupes mal socialisés ou secteurs déréglés de la société. Elle est dite stratégique, lorsqu’elle consiste dans une menace où sa réussite dépend de l’incertitude ou non de son exécution. Donc nous dirons que la violence est tout acte verbal, physique ou idéologique qu’un acteur exerce sur un autre en vue de déterminer son comportement, de changer le cours d’un phénomène non souhaité ou un rapport social donné.
Quelles en sont les causes sociales ?
On confond souvent la fonction ou l’effet d’un phénomène social et sa cause. Or, faire voir la fonction que poursuit un phénomène n’explique pas sa cause. Quand on entreprend d’expliquer un phénomène social, il faut rechercher séparément la cause efficiente qui le produit et la fonction qu’il remplit. La cause de ces phénomènes dits de crime ou de violence s’explique par la structure sociale. Actuellement nous sommes dans une société qui a procédé à une transition de la société traditionnelle où la solidarité est de type mécanique ; c’est-à-dire une solidarité par similitude, vers une société moderne où la solidarité est de type organique, c’est-à-dire basée sur la différenciation. Dans l’organisme animal, chaque organe remplit une fonction particulière, alors que l’ensemble des organes participe au bon fonctionnement de l’organisme. La société sénégalaise également s’est modernisée dans toutes ses fonctions surtout sur le plan juridique, politique et institutionnel. Or, ce modernisme est accompagné par le goût ou le sentiment à l’individualisme. Plus la division du travail social s’amplifie, mieux les individus se différencient, et plus la société est secouée par la concurrence et l’égoïsme. Les aspirations grandissent, les individus aspirent à de nouvelles valeurs qui les poussent à se détacher progressivement du contrôle social.
En effet, lorsque les cadres de contrôle social tendent à perdre de leur consistance, les individus se détachent de l’emprise de leur groupe social pour se retrouver dans des nouveaux cadres d’intégration corporatistes. Entre leur première désintégration et leur nouvelle intégration, le relais n’est pas souvent bien assuré par la société publique. Ces nouveaux cadres véhiculent des valeurs qui transcendent les particularités ethniques, religieuses ou générationnelles. Pour faire leur adaptation, les individus s’adonnent à la course aux désirs offerts par la société publique. Ainsi l’individualisme est la nouvelle mesure pour se maintenir dans la moyenne des individus ou des groupes aptes à la prédation. Or, un excès d’individualisme conduit certainement à l’apparition de nouveaux comportements qui tendent même à la violence. Dans une société modernisée, ses individus revendiquent le droit d’accomplir leur propre personnalité et d’assouvir leurs propres désirs. Or, ce sentiment les pousse à ne placer aucune autorité sur leur goût à l’individualisme. C’est dire qu’entre leurs désirs et les satisfactions recherchées, il y a une grande inadéquation due au manque de moyens légaux en qualité et en quantité. Ceux-là finissent par être perpétuellement insatisfaits et les individus oublient les exigences de la discipline. Nous expliquons donc les comportements criminels et violents dans notre société par le dérèglement de la solidarité organique suite à la désintégration des cadres sociaux qui soumettaient les ambitions sociales aux exigences de la discipline, de la mesure mais également de la concurrence pacifique.
Dans cette société nouvelle, le dérèglement de la solidarité organique, l’affaiblissement de la conscience collective soutenue par la perte de valeur des institutions sociales, tels que le Père, la Mère, le Chef de famille, la Famille, l’autorité, conduisent à une « misère morale » qui se traduit généralement par des comportements dits pathologiques ; anormaux. La violence trouve un terrain favorable par le dérèglement des cadres sociaux d’intégration.
Hadiya Tandian
Source : SudOnline