Il y a exactement de cela cinq ans jour pour jour que celui que nous appelions et appelons toujours en soninké npaaba Sidi, c’est-à-dire mon père Sidi, rendait l’âme à la suite d’une très courte maladie. Il était connu sous le nom de Sidi Bouna Wagué ou Sidi Heinda Wagué. Né en 1938, il était le benjamin de Ousmane Mahamadou Dieynaba Wagué dit Bouna Tambo et de Heinda Oumou Baba Tandia. Il s’est éteint un mois et trois jours après son retour du pèlerinage des lieux de Saint de l’Islam, la Mecque. C’était le vendredi 17 mars 2006 à 22h30 à Abidjan où il résidait officiellement depuis une trentaine d’années. Il a été inhumé une semaine plus tard, c’est-à-dire le vendredi 24 mars 2006, à Kaédi, une ville qui l’avait vu naître et grandir et à laquelle il tenait comme à la prunelle de ses yeux.
Le prénom de notre regretté père El hadji Sidi Bouna Wagué a une histoire qui mérite, pour l’historien que je suis, un petit développement. En effet, il portait le prénom de Chérif Sidi Mohamed Al Akhdar, l’émissaire de Tlemcen qui avait séjourné à Kaédi, chez l’érudit Fodyé Abdallâhi Amara Diagana, dans la fourchette chronologique qui va de 1900 à 1906. Au moment de l’arrivée de Chérif Sidi Mohamed Al Akhdar à Kaédi, le jeune Bouna Tambo, le futur père de Sidi Bouna, était un brillant étudiant (taalibe) de Fodyé Abdallâhi Amara Diagana, qui plaça en lui une grande confiance grâce à sa rectitude morale, sa bonne repartie, sa grande piété, sa capacité de mémorisation, son intelligence vive et son courage mesuré et juste.
L’hôte de son maître, parce qu’il était également un fin connaisseur des hommes et de leurs comportements, n’avait pas manqué de remarquer dès le début de son séjour cette complicité bienveillante qui existait entre le jeune Bouna Tambo et son maître de théologie musulmane (al fiqh), qui n’était également rien de moins que son oncle maternel. Ainsi, l’hôte du maître et l’étudiant brillant se sont rapprochés et ont tissé des liens amicaux et spirituels très poussés et durables. Bouna Tambo, en tant qu’homme de parole, fidèle en amitié et féru de la bonne spiritualité, donna, en 1938, le prénom du Saint homme, le Chérif Sidi Mohamed Al Akhdar, au dernier de ses fils, en guise d’hommage à leur amitié et à leurs convergences spirituelles qui ne se sont d’ailleurs jamais démenties jusqu’à nos jours, malgré les injures du temps et le fait que les deux protagonistes ne soient plus en vie.
Feu notre père Sidi Bouna (1938-2006) avait perdu son père en 1941, à l’âge de 63 ans, alors qu'il venait, lui, à peine d’avoir deux ans et demi. Mais entre le père et le fils, il y avait déjà un lien fusionnel solide. Le père, alors qu’il était dans son lit de mort et sentant son extinction prochaine, dit à ses proches une phrase, au sujet de son benjamin Sidi Bouna, qui dénote de l’affection et de l’amour on ne peut plus débordants qu’un père peut avoir pour son fils : « Je ne pardonnerai jamais à celui qui aura levé la main sur Sidi-Mohamed, l’homonyme de mon ami et de mon guide spirituel, si ce n'est que pour le besoin de ses études ». À la mort de son père, le petit Sidi-Mohamed, que d’aucuns appellent Sidi Heinda ou Sidi Bouna, avait été éduqué par sa brave mère, Heinda Oumou Baba Tandia, décédée le vendredi 29 septembre 1989, par son oncle et ami intime de son défunt père, le très érudit Marigatta Kaba, décédé en 1956, par ses grandes sœurs, et surtout par son grand-frère El hadji Mahamadou Bouna Wagué, un adolescent de douze ans à l’époque. Sidi Bouna était un enfant heureux, choyé et aimé de tous. Tout le monde respectait les dernières paroles de son père à son sujet et, en tant qu'enfant et adolescent conscient, il n’avait jamais abusé de cette sorte de protection paternelle posthume et d'immunité dont il bénéficiait auprès de sa famille. Adulte, c’était un homme pieux, humble, discret, généreux et d’une grande rigueur morale. Il vouait un respect quasi religieux à ses aînés, en particulier à son grand frère, notre père El hadji Mahamadou Bouna Wagué, qu’il appelait affectueusement ntaata (mon aîné en soninké), comme signe de respect et de reconnaissance pour avoir bénéficié de son éducation religieuse, de sa protection, et sa socialisation culturelle. Il était reconnaissant à l’égard de ce grand frère dont il n’avait jamais prononcé le prénom. Le grand-frère ne jurait que par son nom. Au total, il s'agit de deux frères qui n'ont jamais accepté que leurs familles soient considérées comme deux familles distinctes, mais comme une seule et indivisible. Les réalités du terrain, et l'éducation qu'ils nous ont transmises montrent que cet état d'esprit et cette unité familiale ont des beaux jours devant eux.
Ainsi, notre défunt père n'avait jamais rompu cette complicité ni avec ses aînés, ni avec leurs enfants, ni avec le reste de la parenté proche ou élargie. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il avait confié l’éducation de son fils unique, Mahamadou Sidi, à son grand-frère. Quelle belle preuve de confiance et de complicité entre deux frères! Il nous disait très souvent dans ses correspondances ou dans nos conversations téléphoniques que : « Ntaata (mon grand frère) est mon père et vous, vous êtes mes enfants ». Qui peut oublier un homme qui tenait un discours pareil, un discours si humain, si vrai, si naturel, si spontané, si sincère, si cohérent, si rassembleur et si rare! Qui peut oublier un homme qui joignait toujours les paroles nobles aux bons actes ! Il a été un soutien de taille pour nous dans tous les domaines. Il nous avait rendu des bons et loyaux services, et cela dans la discrétion la plus absolue. À dire vrai, les mots n'ont pas de poids face à ce que ce père modèle et rassembleur représentait et représente toujours pour nous qui sommes ses enfants, pour nous qui avions beaucoup profité de ses largesses et de ses conseils salutaires.
C’est pourquoi, en ce moment de souvenir et quelles que soient la grandeur de mon émotion et l’acuité de ma peine, je tiens à saluer pieusement et sincèrement sa mémoire pour ce qu’elle vaut et à lui rendre un hommage bien mérité. Puisse Allah, dans Son incommensurable bonté, lui réserver une place au Paradis dont les délices sont inestimables et impérissables. Que la terre de Kaédi lui soit légère jusqu’à la fin des temps. Que ses défunts parents, frères et sœurs, ainsi que tous les musulmans, morts ou vifs, puissent bénéficier de la clémence d’Allah le Jour de la Résurrection et du Calcul des Comptes. En réalité, nous sommes tous à Allah et c’est vers Lui, Seul, que nous revenons.
Auteur : Cheikhna Mohamed WAGUÉ depuis Paris.