Bakelinfo.com vous présente le lion ( Jarinte en Soninke ) du Gajaaga : Samba " Jarinte " TRAORE. Issu du village de Tuabou, Samba Jarinte fait figure de crack . Professeur agrégé en Droit, " Doyen " à l'Université Gaston Berger de Saint Louis, Samba est un "puits" de savoir dans plusieurs domaines. Du Droit à l'Histoire en passant par l'Anthropologie, Samba s'est aguerri dans bien des domaines depuis des lustres. Très fier de ses origines, Premier Docteur et Premier Agrégé de Droit à l'Université Gaston Berger de Saint Louis ( UGB ), Samba a consacré plusieurs travaux scientifiques à la Vallée du Fleuve Sénégal en général et à l'ancienne région Soninké du Gajaaga en particulier. Il a accepté de lever un coin de voile sur sa " saga " pour le site du département de BAKEL.
INTERVIEW SAMBA JARINTE TRAORE, PROFESSEUR AGREGE DE DROIT
Q1 : Professeur Samba TRAORE, bonjour d’abord, pouvez-vous vous présenter à notre public svp ?
Difficile dans certaines circonstances de parler de soi. Je m’appelle Samba TRAORE. Les gens de mon village et d’ailleurs qui me connaissent mieux, m’appellent Samba " Jarinte" ( Lion ). Jarinte était le surnom de mon père Sadio Fisseynou, qui était en fait un véritable lion de par sa bravoure. Je crois que j’ai hérité beaucoup de traits de ce vieux lion, ( mon ami Moulaye Konaté peut en témoigner, Rires) pour devenir un Jarinte à mon tour dans certains domaines. Je suis Professeur, Agrégé de Droit et Science politique depuis Novembre 1991, ce qui a honoré en son temps tout Soninkara qu'il soit Sénégalais, Guidimaxanke ou Malien. Je suis Juriste, Historien et Anthropologue spécialisé surtout sur le monde Soninke, vous comprendrez aisément pourquoi plus loin.
Q2 : Vous êtes originaire de Tuabou, village à 7 Km de Bakel, comment présenterez-vous ce village dont vous êtes un des ambassadeurs de nos jours ?
Il est vrai que j’aime ce village plus que tout. A chaque fois que je reviens dans ce magnifique village, même après quelques jours d’absence, dès que je sors de Bakel je suis transformé, pressé d’arriver et je suis un autre homme, cet homme enfant que je n’ai jamais cessé d’être dès que Tiyaabu est évoqué, dès que je vois les cases ou que je les sens seulement. Et c’est des souvenirs de plus de 50 ans qui défilent dans ma tête. Le bonheur total d'un enfant de la contrée.
Tiyaabu est connu pour être profondément ancré dans la tradition Soninke, on comprend aisément pourquoi, pour ceux qui connaissent bien l’histoire et la sociologie du Gajaaga ( Ancienne région Soninke : De Gande à Kéniou ) et du monde Soninke. Ce village a représenté, jusqu’à récemment, un concentré de l’histoire des "Soninko" du Gajaaga ; gardien des traditions séculaires qu’aucune invasion ni autre civilisation n’a pu altérer, sauf le temps, fatal à la civilisation Soninke du Sénégal en particulier.
Je suis né et ai grandi dans cette atmosphère de tradition et de modernité, tant ce village est « allé » à l’école, toutes familles confondues, depuis le 19ème siècle, créant ainsi un cadre propice à l’éclosion d’une nouvelle élite, profondément ancrée dans son passé et résolument tournée vers le futur.
C’est dans cette ambiance purement "Tiyabunke" et "Gajaaganke", entre le grand fleuve dont les deux rives relevaient de Tiyaabu, entre les marres de " Loccande" , Bassam Tunbulaade, " Tunkanxaare " et le Jeeri, dont je connais les moindres coins et recoins, aujourd’hui encore que tous les écosystèmes sont bouleversés, entre eaux et brousses, que j’ai évoluée en toute enfance innocente et insouciante jusqu’à l’âge de 6ans où j’allais connaitre la première grande rupture avec mon Tiyaabu natal, mais pas avec le Gajaaga, pour rejoindre Bakel, l’Ecole Régionale où régnait en maître absolu un certain Monsieur DIENG Doudou. Les petits écoliers sénégalais venaient de cesser de chanter la " Marseillaise ", et nous avons été les premiers à chanter et à tous pincer les Koras. Période de rupture sans cassure, car Tiyaabu n’a jamais été loin.
Q3 : Bientôt la soixantaine, j’imagine que le parcours fût très riche et parsemé d’embuches, racontez-nous votre trajectoire, de votre village natal Tuabou à l’Université Gaston Berger de Saint Louis ?
Oui, je rends grâce à Dieu de m’avoir donné vie jusque-là pour raconter ce parcours, somme toute ordinaire, vécu en même temps que tous les écoliers et élèves de l’époque, " Debindaaradunko " ( Villageois ) comme " Bakelinko " ( issu de Bakel Commune ) où il n’existait qu’une seule école, celle de Bakel.
Mes ainés, mes contemporains et certains de mes cadets ont suivi cette trajectoire, rendue difficile par les conditions de vie de l’époque où, pour nous rendre à l’école, nous étions obligés pour la plupart d'effectuer périodiquement et parfois journalièrement près de 8 Km qui séparaient Tiyaabu de Bakel, ceux qui avaient la chance d’avoir un " Jaatigi " ( Tuteur ) vivaient aussi dans des conditions assez difficiles dans l’ensemble, à cause la pauvreté dans laquelle, tous paysans, vivaient. Mais cela ne nous a pas empêché d’être heureux et de poursuivre les études, malgré la précarité des conditions de vie, les pieds nus dans la chaleur de Bakel, la sélection naturelle faisant son œuvre au fur et à mesure.
Ce n’était pas évident pour nous, mais quand on a eu dans sa petite enfance, comme exemples et modèles des aînés que l’on admirait comme Mamadou Karim CAMARA et Samba SIDIBE, déjà instituteurs, Silman, Moussa, Aly BATHILY et Abdoulaye BATHILY, qui étaient déjà à l’université, ou presque, Kader Tandian et Aly Ndiaye, pour ne citer que ceux là, de façon arbitraire, et tous les collégiens qui nous venaient de Tamba, Dakar et Saint-Louis, on est motivé à bloc.
J’ai fait mes études primaires entièrement à l’Ecole régionale de Bakel ( Actuelle école Ibrahima Diaman BATHILY ), où j’ai eu la chance de rencontrer un certain Diaman Bathily qui a remplacé Doudou Dieng en 1963-64. Un enseignant que jamais plus l’école ne créera. J’avoue que cette période a été la plus heureuse de ma vie scolaire, parce que le contact de ces hommes d’exception m’a forgé et c’est justement le jour de ma première classe , au CI, émerveillé devant tant de prestance de mon maître, que j’ai décidé de lui ressembler, et de ne rien faire de ma vie qu’enseigner. Et je n’en suis jamais descendu.
Après l’entrée en sixième, cap sur Dakar, une énorme rupture, pour le secondaire, entièrement, où d’autres professeurs m’ont impressionné. Puis c’est l’université de Dakar pour des études de Droit, et après une maitrise en Droit, cap sur le France pour des études de troisième Cycle à Paris 2, puis à Paris 1, en même temps que des études d’Histoire ( mais j’ai en réalité débuté les études d’histoire des Soninko par la tradition orale, aux archives culturelles et auprès de Feu Samané Sy de Bakel, El hadji Kabou Sakho de Diawara, Boubou Ndiaye de Tiyaabu, Mamadou Mady , oncle de Mady Bathily ( Actuel Secrétaire de la Convention des Cadres de BAKEL ) , mon grand-père Moussa Sidibé , et tant d’autres qui m’ont donné, très jeune déjà, le goût de l’histoire des Soninko) et d’anthropologie, puis chargé de Travaux Dirigés à Paris 1 pendant un an, avant de revenir comme Assistant à la faculté de Droit de Dakar en 83-84.
Une autre expérience, avec beaucoup d’activités de recherche, tenez-vous bien, dans Bakel, uniquement dans le Gajaaga, car je ne pouvais m’en éloigner. Les activités de recherche ont toujours été un prétexte pour être là, vivre là en presque permanence. Mais en réalité, mes activités de recherche ont débuté depuis que j’étais étudiant, avec l’OMVS d’abord, puis comme boursier de l’Agence de Coopération Culturelle et Technique ( ACCT), dans le cadre du Projet Soninke sur l’histoire et la société Soninke, sur le Sénégal, le Mali , la Mauritanie, avec comme mentor un certain Abdoulaye Bathily et comme coordinateur un certain Alpha Oumar Konaré. Cette expérience, en plus de celle que j’ai acquise dans la collecte des contes dans le Gajaaga pour les Archives culturelles du Sénégal, ajouté à mon passage à la Radio comme Speaker et Animateur en langue Soninke, ont fini de me convaincre de travailler presque exclusivement sur mon peuple. C’est ainsi que de ma maîtrise aux différents DEA, la thèse et à l’agrégation, tous mes travaux ont porté sur les Soninko, et c’est vérifiable, ce qui a amené un des membres Belges de mon jury à une très agréable réflexion et boutade sur mes travaux.
Assistant à Dakar pendant des années, j’ai profité de l’ouverture de l’Université de Saint-Louis en décembre 1990, pour me rapprocher de Bakel, et pour soutenir ma thèse d’Etat en juillet 1991 , et aller réussir mon Concours d’agrégation en novembre 1991, soit trois mois après et devenir Major de mon concours. Premier Docteur ( et la thèse portait justement sur le Gajaaga du 10ème siècle à 1990), Premier agrégé de l’Université Gaston Berger . N’est-ce pas un honneur pour Bakel et le Gajaaga. ? Le reste a été seulement la gestion d’une carrière universitaire. Voilà mon parcours somme toute classique, de Tiyaabu à Saint-Louis.
Q4 : Agrégé de Droit, Professeur Titulaire de Chaire de classe exceptionnelle des Universités, Ancien Doyen d’UFR à l’Université Gaston Berger, Directeur de DEA, Chevalier de l’Odre National du Lion du Sénégal… Autant de titres et de distinctions universitaires pour un seul Traoré Coundanké, cela ne fait-il pas beaucoup ? Comment s’est construit la saga Samba TRAORE ?
Non, "Toxoma" ( Homonyme ) pour ne pas dire Samba, ce n’est pas trop pour le " Kirinke" que je suis. Au contraire, j’aurais voulu en rajouter, si mes forces et mes limites d’humain me l’avaient permis. J’ai raconté une partie de cette Saga, comme tu l’appelles, mais qui pour moi est un parcours ordinaire d’un enfant du Gajaaga qui voulait réussir, et je ne suis pas seul à le faire, des centaines de Bakelinko ont fait la même chose que moi, parfois plus, quand on regarde leur itinéraire.
Je ne suis pas une exception, car il y a des milliers de Bakelinko qui ont le même parcours, dont certains sont nettement plus riches que le mien, dans les universités mes ainés Abdoulaye Bathily, Dieyidi Sy et feu Bakary Ba ont été mes références et modèles, à qui je voulais ressembler, dans d’autres ordres d’enseignement, dans l’administration, dans le privé et dans l’émigration.
Notre génération et celles qui nous ont précédé et suivi, sommes ceux qui sont nés débiteurs et partis de moins zéro, mais la conscience que nous sommes comme les autres et que nous devons faire comme les autres, pour honorer nos parents et notre communauté, a peut-être fait que nous avons fait plus que les autres, pour nous hisser à leur niveau, eux qui sont partis créditeurs, mais il n’y a pas de miracle.
Cette saga, comme tu l’appelles, s’est construite à coup de sacrifices de nos parents, pauvres et analphabètes , à coup de renonciations et de privations, pour que nous sachions écrire et lire leurs lettres d’abord, ensuite pour aller nous asseoir dans les bureaux " Kuudo o n’i butte mura " ( Soulager les maux ), face aux vexations et humiliations de toutes sortes qu’ils subissaient dans ces bureaux. C’est ainsi que j’ai juré de travailler toute ma vie pour le rayonnement des Soninko, où qu’ils soient. Mes premiers travaux " Le mariage dans la coutume soninke du gajaaga " , en Maitrise, ensuite " Le mariage dans la coutume Soninke islamisée du Gajaaga ", DEA d’Histoire du droit, " Corpus soninke, Société et mariage " , DEA d’Anthropologie, " Le système foncier de la vallée du fleuve Sénégal : exemple de la zone Soninke du Goye Gajaaga de Bakel ", Thèse d’état, et tous les autres travaux qui ont suivi et qui continuent à suivre. Voilà, cette saga est entièrement consacrée à Bakel
Q5 : Vous êtes titulaire de 3 DEA en Droit Foncier, Histoire de Droit et en Droit Pénal et Sciences criminelles de l’Université de Paris II, en quoi consiste brièvement ces branches des sciences juridiques ?
Je suis titulaire d’un DEA d’histoire du Droit et des institutions, d’un DEA de Droit pénal et sciences criminelles, et d’un DEA d’Anthropologie juridique et sociale, pour ne citer que ceux là. Pour le foncier, c’est plutôt une Thèse d’état. Toutes ces branches, qui sont partagées entre le Droit, l’Histoire, la Sociologie et l’Anthropologie ont consisté à mieux comprendre la Société Soninke du dedans, comme les Soninko eux-mêmes l’appréhendent. Il s’agissait pour moi de comprendre et de mieux expliquer les coutumes Soninke telles que nous les avons réellement vécues, avec nos propres schémas d’explication, un langage qui nous est propre, au lieu de celui emprunté aux chercheurs du dehors civilisation. L’histoire Soninke existe, le Droit Soninke produit par cette société existe également.
Q6 : Que faites-vous concrètement de nos jours ?
Actuellement, je suis Professeur aux Universités de Saint-Louis, de Paris1 depuis 1993, de Bamako, de Montpellier, de Toulouse, de Saint-Denis de la Réunion, d’Abomey Calavi à Cotonou, avec un passage de trois années comme professeur invité à l’Université de Madison Wisconsin.
J’enseigne, j’encadre des thèses et DEA, je dirige un laboratoire de recherche sur la décentralisation et le développement local, préside une commission doctorale à l’UGB, membre depuis 1999 du jury du concours d’agrégation en droit du CAMES ( Conseil Africain et Malgache pour l’Enseignement Supérieur), Président de jury depuis 2009 au concours d’agrégation, membre des Comités techniques Spécialisés du Cames depuis 1992, et d’autres fonctions au plan académique et scientifique au niveau africain et international et des interventions ponctuelles dans d’autres universités et centres de recherche pour des enseignements, des conférences , colloques et jurys de thèses.
Je fais de la recherche en foncier, décentralisation, environnement et développement durable, gestion des conflits, coutumes africaines...
Q7 : A quand remonte votre dernier séjour dans le département de Bakel, comment avez-vous trouvé votre terroir ?
Curieusement, pour quelqu’un qui ne restait jamais deux mois sans aller à Bakel, je suis resté depuis 2010 sans m’y rendre, pour des raisons de calendrier et de santé. Mais je tiens à y envoyer, pour la recherche et le développement, dans la cadre de mon partenariat avec la SAED, l’AFD et l’USAID, périodiquement certains de mes étudiants en thèse, dont certains travaillent précisément sur le Gajaaga dans différents domaines. Anomalie à corriger, me diriez- vous.
Q8 : A votre niveau, vue la richesse de votre carrière, avez-vous eu la chance d’effectuer des travaux scientifiques ou autres pour le progrès social et économique de votre département ?
De 1978 à nos jours, tous mes travaux scientifiques, absolument tous, ont été effectués sur le département de Bakel et la vallée du Sénégal, en recherche pure ou en accompagnement pour le développement local. Vous pourrez en juger si vous souhaitez que je vous envoie mon CV ( Rires ).
Q9 : On entend souvent les Bakélois rouspéter en disant qu’ils ont d’importantes ressources humaines de qualité mais d’aucune utilité départementale, pouvons – nous vous ranger dans cette catégorie ?
Ils ont mille fois raison. Bakel regorge de cadres de haut niveau dans tous les domaines, et nous avons laissé les destinées de ce département entre les mains de politiciens. Nous sommes tous responsables, en tant que cadres, qui n ‘avons pas mesuré l’impact de notre rôle dans l’essor de notre terroir ; je suis à ranger dans cette catégorie dans un certain sens, mais moins que d’autres car j’ai consacré toute ma carrière de chercheur à Bakel.
Q10 : Expert avisé dans plusieurs domaines que vous êtes, selon vous, que manque-t-il à votre département de Bakel pour sortir de sa léthargie ?
Les émigrés ont tenu ce département à bout de bras depuis la fin des années 50, il reste que les cadres, par le biais de leur s structures associatives et autres s’investissent pleinement maintenant pour sortir Bakel de ses collines et marécages. C’est une nécessité, si nous ne voulons pas que d’autres le fassent à notre place et faire de nous des spectateurs chez nous. La nouvelle convention des cadres, justement, doit jouer ce rôle avec intelligence. La volonté affichée doit se concrétiser, si chacun accepte de jouer sa partition dans son domaine. C’est la somme de tous ces efforts qui devrait nous permettre de nous en sortir. Les activités de la Convention doivent se dérouler en priorité dans le département, c’est cela ma conviction.
Q11 : Vous avez effectué plusieurs recherches dans la Vallée du fleuve Sénégal avec le concours de l’OMVS et l’USAID, que peut apporter concrètement cette vallée aux populations Bakéloises ?
Beaucoup de choses, à l’instar des autres populations de la vallée. En matière d’agriculture, d’élevage, de pêche, d’aquaculture, de commerce, de transformation, soutenues par une recherche universitaire de haut niveau par les étudiants et chercheurs Bakelois. Bakel plus que d’autres régions du Sénégal regorge de potentialités et de ressources énormes qui ne demandent qu’à être exploitées, mais intelligemment mises en valeur, par les ressources humaines de qualité dont elle dispose et qui peuvent, j’en suis sûr, influer sur les prises de décision au haut niveau. Faisons comme les autres, le plaidoyer et le lobbying, n’ayons pas peur des mots et des actes.
Q12 : Pouvons-nous espérer être dans un avenir proche le bassin agricole du Sénégal d’après vos recherches ?
Un développement harmonieux et intégré par l’utilisation des ressources dont j’ai parlé tout à l’heure. Investir dans l’agriculture, l’élevage, la pêche, la transformation, le transport et le commerce. C'est possible.
Q13 : Connaissez-vous la convention des cadres de Bakel, en êtes-vous membre ? Que pensez-vous de ces initiatives ?
Je la connais depuis longtemps et j’en suis membre. Bonnes initiatives à concrétiser, par tous, autant que nous sommes.
Q14 : Monsieur TRAORE, milite-t-il dans un parti politique ? Si oui, lequel ?
Je n’avais par le passé jamais voulu adhérer à un parti politique. Je voyais mon rôle dans la recherche et la vulgarisation de cette expertise pour le développement. J’ai eu, et j’ai encore beaucoup de sympathie pour mon grand frère Abdoulaye Bathily, même en ayant jamais formellement pris la carte de son parti, je le lui dois bien car c’est lui qui m’a inspiré et m’inspire encore dans ma vie d’universitaire, il m’a formé à l’amour du Gajaaga et est mon maître, avec le Doyen Diaman Bathily.
Mais depuis un an j’ai commencé à militer à l’APR de Macky Sall, révolté que j’étais par le traitement que lui fit par le Vieux Wade, et séduit par son programme et son courage. Je suis membre de la Convention des Cadres Universitaires de l’APR. Vous me diriez, attendre cet âge quand même, mais au fond de moi, je suis profondément ancré société civile.
Q15 : Vous avez connu Senghor à 7 ans, Diouf à 26 ans, Wade à 47 ans, et maintenant Macky SALL, comment pouvez-vous nous résumer brièvement ces régimes ainsi que leur impact sur le retard de votre département ?
Je disais tantôt que c’est la faute aux politiciens et aux cadres, qui n’ont pas su saisir les opportunités qui s’offraient à eux pour décoller. C’est la faute à tous quand à chaque fois, par orgueil de s’investir ou de dire " Ke ma fi baga, o raawo yimme wuttu " ( Y a pas mort d'homme. On peut s'assumer) , nous nous sommes écartés des canaux de recherche de solutions à nos problèmes...
Senghor était très politique mais de tous les trois présidents, c’était lui seul qui avait une vue claire du développement de Bakel, une ambition que n’ont pas suivi les Bakelois. Diouf n’avait pas cette volonté affichée, malgré un président de l’Assemblée Nationale pendant 10 ans, issu de Bakel ( Cheikh CISSOKHO ), tandis que Wade nous ignorait et nous dédaignait ouvertement. Poussons Macky à aller plus loin avec nous. C’est à nous de lui montrer la route de Bakel
Q16 : En tant que expert en droit foncier, comment avez-vous vécu le bradage des domaines fonciers par le régime sortant ?
C’est un phénomène grave et récurrent contre lequel je me suis élevé, avec d’autres pendant longtemps, surtout la décennie passée où le pouvoir semblait avoir été atteint de folie foncière par l’accaparement massif des terres au détriment des ayant droits. Ce phénomène est à l’origine des plus grands et longs conflits à travers le monde et si l’on n’y prend garde, le Sénégal risque d’y plonger. C’est que l’on a systématiquement écarté et violé les lois qui existent et qui normalisent la matière, au profit de grands lobbies politico-affairistes et surtout des marabouts.
Bakel a un échappé à ce phénomène en termes d’envergure pour le moment, mais toutes les conditions sont réunies aujourd’hui pour que cela se fasse. Parce que nous avons des collectivités locales assez faibles tant en terme de ressources humaines de qualité et courageuse de leurs responsabilités, qu’en terme d’administration territoriale qui laisse violer les textes. Il appartient, en attendant une réforme foncière courageuse pour verrouiller tout cela, aux populations, comme cela se fait ailleurs, de faire respecter leurs droits en les revendiquant fortement, et que la Convention par ses experts contribue à la prise de conscience, ce que je fais avec la SAED notamment depuis une dizaine d’années auprès des communautés rurales de la Vallée.
Q17 : Samba TRAORE, un nom typiquement Soninké, comment voyez-vous la communauté Soninké de nos jours ?
Il faut un renouveau. C’est dommage de le dire, mais on ne se retrouve plus dans cette communauté, tant les valeurs ont changé, au profit de je ne sais quelles autres civilisations. Nous sommes entrain d’être absorbés et si nous n’y prenons garde, nous disparaitrons d’ici à 50 ans.
Je parle particulièrement de la communauté Soninke de Bakel, car ailleurs en Mauritanie, au Mali, en Gambie et même en Guinée Bissau, les communautés sont encore assez ancrées dans le Soninkaxu ( Culture Soninke ).
Comment, autrement, comprendre que dans nos villages, au nom de quelle civilisation , l’on se marie en pleine saison sèche en faisant porter une robe de mariée et des gants à la mariée, que l’animation se fasse à coup de décibels avec Youssou Ndour, Thione Seck et autres ? Comment regarde-t-on disparaître le " Xuxuppe " ( Outil traditionnel Soninke taillé pour la mariée ) , les "Maanun Suugu" ( Chansons typiquement du mariage ) et autres Tiigande ( Louages ) , au nom de quoi ? La faute à qui ? A ceux qui sont établis dans les villages, aux émigrés surtout qui nous ont amené ces pratiques, à nous tous qui avons oublié que l’animation culturelle nous incombe, comme on le fait au Mali et ailleurs.
Je suis pessimiste sur le plan culturel, car notre génération a œuvré pour le renouveau, avec la création dès les années 70 d’associations fortes, telles que " Bogu Xura " et " Wagadu Jiida" , avec des relais puissants au niveau des villages, avec comme support la radio.
Gourang Traore et moi avons développé cela, en étant agressifs parfois (dans le bon sens du terme) à Radio Sénégal, avant l’avènement des radio Fm. Par exemple, nous avons été les premiers à transcrire et à traduire le journal parlé et le lire directement en Soninke, ce qui a émerveillé Senghor à l’époque. Revenir aux fondamentaux de la culture Soninke, avec les grands artistes comme au Mali et en Mauritanie ;
Q18 : Animateur et producteur en langue Soninké que vous êtes, comment vivez-vous aujourd’hui le délaissement de la langue Soninké par les Soninkés eux-mêmes au profit d’autres langues d’accueil selon les pays ?
Je viens justement de l’évoquer. Il existe encore quelques individualités qui font des efforts, mais aujourd’hui la langue soninke est entrain de disparaitre. Parce que nous n’avons pas pu profiter des nouveaux médias et des nouvelles technologies pour nous adapter, pour créer, innover, pour réinventer notre langue. Et même les animateurs actuels au niveau des médias ne parlent pas Soninke, parce qu’il faut avoir la culture de la langue, il faut faire des recherches, il y a peu d’étudiants qui se lancent dans la linguistique, et nous sommes entrain de perdre cette langue, pour beaucoup d’autres raisons aussi. Si cette langue devait revenir et se maintenir, ce sera forcément avec les enfants d’émigrés.
Q19 : Il se dit que des gens comme vous, je veux dire de hauts fonctionnaires et cadres Soninkés sont la plaie de la communauté Soninké, dès que vous vous faites une place au Soleil, vous adoptez un nouveau style de vie à vous faire perdre vos racines ?
Je ne pense pas que cela soit vrai. Je crois que c’est un cliché qui nous colle à la peau depuis toujours, à cause du rejet de l’école française à une époque donnée. Un cadre n’a pas de place au soleil, il est avant tout un " Safarana " ( Voyageur ), un émigré comme ceux de France, d’Amérique, du Congo et d’ailleurs qui a quitté le " Faaban ka "( Maison familiale ) pour aller chercher.
Combien d’émigrés sont restés en Europe, ou qui n’ont rien amené à la maison, combien de cadres ont construit pour leurs parents et frères sans résider ? Je pense qu’il faut relativiser et éviter de tomber dans ce faux débat qui divise les esprits.
En tout cas moi Samba Jarinte, je ne me retrouve pas dans ce schéma parce que je suis tout le temps chez moi au Gajaaga, je participe selon mes moyens à l’essor de la zone, je mange mon " Bawuya " ( Repas soninke pris en fin de matinée ) tous les matins, et je n’écoute, depuis plus de trente ans, que du " Ganbare" ( style musical traditionnel inspiré par Ganda Fadiga ), même avant de dormir. Personne n’a de place au soleil et les racines sont toujours intactes et bien plantées, de Kéniou à Gandé et de Sénoudébou à Gaabu et Bemma.
Q20 : Il se dit même que vos enfants qui vivent à Dakar, Saint Louis, Thies sont pires que les enfants de France s’agissant de l’assimilation de langue Soninké et de la culture en général, qu’en pensez-vous ?
Encore un autre cliché. L’enfant vit dans l’ambiance d’une langue et d’une culture dominantes dans un lieu donné à une période donnée de son histoire, cela est une loi de la nature, même si on fait un repli identitaire, il s’identifie toujours à son environnement immédiat, ce qui ne l’empêche pas d’être Soninke ou Bambara ou Xaasonke s’il en affiche la conviction.
Q21 : La jeune génération souffre beaucoup de nombreuses tares de la société Soninké comme les hiérarchisations sociales, en tant que Juriste avisé, voyez-vous les Soninkés continuer à perpétuer ces traditions séculaires souvent contraignantes ?
Non. Ces hiérarchisations et autres stigmatisations et classifications, d’un autre âge, disparaitront forcément d’elles mêmes, sans qu’il y soit besoin de forcer. C’est une loi de la nature et on n’y peut rien. On n’a pas besoin de forcer, elles disparaitront comme toutes les civilisations. Demandez seulement à ceux qui ont vécu dans les années 40,50,60,70 , de comparer ces périodes à la période actuelle dans leur vécu, dans les rapports, ils vous diront qu’énormément de choses ont changé sans qu’on ne s’en rende compte.
Regardez autour de vous, interrogez votre vécu et votre conscience, vous verrez que les changements s’opèrent tous les jours. Nous assistons à la naissance d’autres valeurs, d’autres références sociales, bonnes ou mauvaises, mais c’est la loi de la nature.
Q22 : Le Soninké est un voyageur dans l’âme, vous avez connu plusieurs pays dont la France, comment avez-vous échappé aux sirènes de l’émigration… ? Disons qu’avec vos nombreux diplômes, il y avait de quoi se faire un maximum d’argent en Europe comme le font certains de vos pairs ?
C’est que je ne suis jamais motivé par l’argent. Des Soninke maliens nous ont traités une fois, Abdoulaye Bathily et moi dans un avion, de ne pas être de vrais Soninko, parce que nous avons choisi le " bureau" au lieu d’aller casser la pierre précieuse comme tout fils de Soninke.
Je n’ai jamais été attiré par l’étranger, malgré toutes les opportunités qui me sont offertes tous les jours. J’ai fait mes études dans les plus grandes universités de France où j’enseigne aussi, j’ai débuté ma carrière d’enseignant à Paris 1, et j’ai tenu à retourner au Sénégal, malgré une carrière et un salaire plus attractifs, la même année j’ai été fortement sollicité par le Gabon, mais j’ai décliné pour rentrer au Sénégal où le salaire proposé était 5 fois inférieur à celui du Gabon. Mais ceux qui ont choisi l’émigration n’ont pas tort aussi, car il faut, à défaut de trouver quelque chose chez soi, aller chercher ailleurs.
Q23 : Aujourd’hui, en tant que Senior, comment voyez-vous la jeunesse de votre contrée voire du département tout entier ?
Une jeunesse qui ne demande qu’à éclore. Pour cela il faut la mettre en condition et lui donner des moyens de travailler et des motifs pour rester et développer leur terroir. Nous, nous sommes d’un passé déjà amorti, mais nous avons le devoir de renforcer et d’outiller cette jeunesse qui, j’en suis sûr, est un levier sûr du développement de ce département longtemps à reculons.
Q24 : A quelques années de la retraite, quel rôle comptez-vous jouer auprès de cette jeunesse ?
Un rôle d’appui et de conseil, dans mes domaines de compétences.
Q25 : Revenons à votre carrière, quelles sont les difficultés qui marquèrent votre parcours ?
A proprement parler, à part les difficultés liées à la vie de chercheur, qui manque de moyens pour la recherche, j’ai effectué mes recherches de thèse dans le Gajaaga ( Sénégal, Mali et Mauritanie) avec des moyens presque inexistants, parfois à pied, parfois à dos d’âne ou de charrette, parfois à bicyclette, à pirogue et une fois même à la nage parce que le " Xoole " ( Rivière ) était en crue. A part cela, je ne me sens heureux que quand je suis face à mes étudiants ou devant un auditoire Soninke.
Q26 : Partagez avec nous, Professeur, vos plus grandes joies ?
Question embarrassante, car des joies, j’en ai eues. Quand mon père est venu m’annoncer aux champs, en période de " Xateye " ( Surveillance des champs), mon admission à l’entrée en Sixième. La naissance de mon fils. Il y en a d’autres.
Q27 : Votre dernier mot Professeur ?
Sowoye baane. Baawo an gana yelumanten nyokkunin kutu i yilleene funtini ya. An ga ti foofo an ma ma ti soninke an’in jooginiya. Baawo n’a soninke, nlan ta niaana fo tana a ga fati soninke, gajaagan ke. An gada funen juwa moxo su, a n ta roono kumme, a laada fe, a segene kammu bane ya. Xa ga da ke be joppa hari na duumandi. Vive Bakel
Interview réalisé par Samba Fodé KOITA dit EYO www.bakelinfo.com