Situé dans la région de Matam, Sinthiou Bamambé, à 800 kms de Dakar, est une bourgade de dix mille âmes. Comme dans beaucoup d’autres localités du Fouta, les impacts de l’émigration sont partout présents : des chefs de famille absents en masse pour cause d’exil économique en Europe et en Afrique Centrale, une jeunesse masculine en proportion réduite parce que partie vendre ses forces ailleurs, beaucoup d’anciens émigrés revenus au bercail et touchant des pensions de retraite françaises dorées, comparées au pouvoir d’achat local. Ce dernier aspect explique certainement le faste qui caractérise parfois certaines cérémonies familiales.
Un mariage, 12 bœufs, 2 tonnes de riz et beaucoup de salive. Un émigré en France a tenu à célébrer le mariage de son fils né dans l’Hexagone, dans son village d’origine, à Sinthiou Bamambé. Une fête peu ordinaire.
La clameur de la cérémonie apparemment hors du commun serait parvenue jusqu’à Matam, pourtant situé à une cinquantaine de kilomètres ? “ Puisque vous voulez creuser ce qui se passe dans la région, allez à Sinthiou Bamambé, il s’y est passé un mariage dont tout le monde parle encore ”. Laye Babédi, un Matamois très au fait des potins de la ville comme des localités environnantes, nous avait en effet mis la puce à l’oreille. Cette union entre deux jeunes personnes à Sinthiou Bamambé, dont le fumet du buffet n’est pas comme les autres, a apparemment marqué les esprits.
Dans cette bourgade de dix mille âmes, point de difficultés pour dénicher la maison des Tallacornabé . Ainsi désigne-t-on ici le clan des Talla (en pulaar). Il s’agit du nom porté par une grande famille du Damga qui a fourni au Fouta une lignée d’Almamy.
Au croisement de quelques ruelles sinueuses situées au détour de la route nationale, se trouve la demeure où l’événement a eu lieu. Une semaine après le grand festin qui y eut lieu, l’endroit est calme. A gauche de l’entrée, un jeune thierno (marabout), allure d’ascète et calme de moine, encadre ses talibés.
Assises à même le sol, quelques femmes s’attèlent à éplucher les légumes qui iront agrémenter le déjeuner. Ciré Talla, le mari de l’une d’elles est à l’accueil. Loin de rechigner à parler, c’est plutôt avec plaisir qu’il évoque cet évènement qui suscita “ beaucoup de joie dans le village ”. Lui est un cousin de Mamadou Talla, le marié qui vit en France. “ Il y a eu 12 bœufs, 20 moutons et chèvres, 2 tonnes de riz, 200 litres d’huile et deux charrettes de bois qui ont servi à la préparation des repas ”, se souvient-il. Vivant en France, le jeune marié a tenu à respecter fidèlement les instructions de son père, Amel. Emigré depuis 1972 dans l’Hexagone, Amel Talla habite Mantes-La-Jolie, dans la région parisienne. Il a la particularité, comme beaucoup de “ Foutanké ”, de tenir à son patelin et surtout aux traditions qui y ont cours comme à la prunelle de ses yeux, bien qu’étant aujourd’hui un citoyen français. “ Je me considère toujours comme un émigré et ma progéniture doit connaître ses origines ”. Un précepte qui en dit long sur ses motivations.
A 62 ans, Amel est un préretraité coulant paisiblement ses jours entre Mantes-La-Jolie, Sinthiou Bamambé et, plus rarement, la capitale sénégalaise. Cet homme à l’allure fine et au parler posé n’a jamais oublié pourquoi un jour d’avril 1972, il avait osé l’aventure en France. S’il y a réussi, jamais il n’a oublié les siens demeurés au village. Ainsi donc, lorsque son fils de 29 ans décide de se marier, c’est à Dakar qu’il décide de tenir la cérémonie religieuse. Mais le village natal ne pouvait manquer d’avoir sa part de la cérémonie. Il eut même la plus grande part de la fête. Combien d’argent a été dépensé pour ce mariage ? Difficile à chiffrer. Ciré avance le chiffre de près de 5 millions de Fcfa dont une brique distribuée aux griots. Quant aux “ machubé ” , un bœuf leur a été offert. Les « Machubé » désignent les « esclaves de case » au Fouta. Dans cet environnement très conservateur, le système des castes garde toute sa vivacité. Loin d’être à ses yeux un simple exercice de “ en veux-tu, en voilà ? ”, Amel Talla justifie de telles largesses par le poids de la tradition.
AVATARS DE LA TRADITION
“ Les dons aux griots, c’est notre coutume. Mes parents l’avaient fait pour moi ”, se justifie-t-il. “ En réalité, nous avons dépensé peu d’argent. Il y a eu beaucoup de personnes qui ont chacune, à sa manière, contribué aux charges ”, avance-t-il en donnant l’exemple des bœufs. “ J’en ai acheté un seul sur les douze ; tous les autres ont été offerts par des amis et parents ”.
La grande ripaille au son du yéla, la célèbre musique Pulaar, n’a pas été réservée qu’aux habitants du village mais également aux patelins des alentours. A Ogo, Orkadiéré, Kanel, Ourossogui, Nganguel, Mogo et jusqu’à la capitale régionale Matam, entre autres, l’appel au festin a été largement entendu. Les choses avaient d’ailleurs commencé à Dakar avec une réception grandiose offerte par la mariée dans l’enceinte du Cices.
Pour son fils, Amel Talla a assuré la fête tout en se gardant de choisir pour lui la femme de sa vie même si son neveu Ciré, un informaticien formé au Gabon, est d’avis que ce sont les vieux qui décident à la place des jeunes en ce qui concerne les grandes décisions. “ Je n’ai jamais choisi le conjoint ou la conjointe de mes enfants ”, explique-t-il. Ainsi Mamadou, le fils de 28 ans était venu en vacances au pays où il est tombé sous le charme d’Amoye, une cousine. C’était en août 2005. Palabres vite conclues.
Avant son retour en France, le mariage religieux fut célébré. Avant Mamadou, il y a eu Maïmouna, la fille aînée dont le mariage a également été célébré sur les terres du Fouta. Près d’une semaine après la fin des festivités, Amel Talla n’en a pas moins continué à débourser pour satisfaire des visiteurs qui arrivent de temps à autre. Tout comme pour maîtriser certains avatars de la tradition, il a eu à mettre la main à la poche. Il en est ainsi de cette pratique appelée “ haboudé ”. Elle consiste à jeter un mauvais sort au marié, le mettant dans l’impossibilité de consommer son mariage. S’il tient à bénéficier des faveurs de la mariée, il doit alors monnayer “ sa libération ” contre le paiement d’une forte somme d’argent à divers maîtres chanteurs aux pouvoirs mystiques plus ou moins avérés. Pour prévenir une telle situation, les mariés ont pris les devants depuis Dakar. Cela ne les a pas empêchés de s’acquitter de la dîme des hommes du “ haboudé ”. Ce n’est pas le seul inconvénient que les jeunes qui tiennent à célébrer leur mariage au village doivent supporter. Habituellement, explique Ciré, la coutume veut que la mariée reste pour une période qui peut aller jusqu’à six mois, dans sa chambre avant de pouvoir sortir de la maison. Pour les jeunes tourtereaux, cette durée a été réduite au strict minimum.
Le surlendemain de la fête, c’était le retour sur Dakar. Trois jours, après, Mamadou , le marié, reprenait l’avion pour aller retrouver son emploi dans l’édition.
De ce mariage grandiose, Amel le père, plus que d’en faire une affaire d’amour-propre, garde surtout le souvenir d’avoir réussi à créer un grand moment de retrouvailles dans le village. “ Le jour du mariage, j’ai vu beaucoup de villageois que j’avais perdus de vue depuis un moment. J’étais surtout content que mon fils soit à l’origine de tout cela en choisissant une Africaine pour se marier ”, confie-t-il.
Un fief d’Almamy et de célébrités
A l’époque de l’Almamat, Sinthiou Bamambé a eu à régner sur le Fouta. Et ces Almamy étaient des Tallacornabé. De cette période, subsistent encore quelques séquelles. Mais de ce patelin, sont également originaires de célèbres personnages dakarois.
Le président Mamadou Dia, feu le juge Kéba Mbaye, l’iconoclaste rappeur « Fou Malade », le très rondouillard lutteur « Boy Nar »... Toutes ces célébrités, aussi différentes les unes des autres, ont un point commun : leurs familles sont originaires de Sinthiou Bamambé.
Si à Dakar, Malal Talla, alias « Fou malade », a les allures d’un saltimbanque qui a perdu le nord, ici, il appartient à la famille des chefs.
Dans ce monde où les rôles au sein de la société sont répartis selon des schémas très conservateurs, la présence de “ Fou malade ” dans le milieu musical n’est pas bien acceptée de tous. “ Au Fouta, voir un Tallacornabé devenir musicien n’est pas évident ”, admet Ciré, le cousin du chanteur.
Une croyance bien répandue veut que les Talla soient les seuls à devoir administrer la localité. « Les autres grandes familles du village (les Sall, les Bâ, les Kane et les Niang) semblent avoir renoncé à court terme à toute velléité sur le pouvoir temporel. Mais des tentatives ont eu lieu dans le passé.
Le pouvoir religieux est cependant exercé au sein de ces grandes familles », indique Ousmane, un originaire de Sinthiou.
Toute personne qui se hasarderait à leur ravir la place, payerait cette outrecuidance au prix de sa vie. Vraie ou fausse, cette croyance a encore de beaux jours devant elle.
A la tête du village comme de la communauté rurale créée il y a 25 ans, c’est un Talla qui règne en maître incontesté. Tout a commencé ici, il y a bien longtemps lorsque les Sall qui en furent les premiers habitants s’y sont installés. Ils venaient de Goudoudé, situé non loin de Thilogne.
Là où ils choisirent de s’installer s’appelait Ala Léni. C’était le fief des Peuls dont la particularité était d’avoir beaucoup de bétail et de ne pas être des lettrés.
Ce n’est que par la suite que Thierno Baba Talla est arrivé de Tuldé Djingué situé non loin de Kaédi. Ce personnage, un érudit, venait combler un manque. Il commença à y enseigner le coran. C’était durant la période du règne du Satigui.
A Ala Léni où il se rendit, il fut accueilli à bras ouverts. “ Il a expliqué qu’il avait une grande famille et qu’il désirait un endroit où vivre et cultiver la terre », relate M. Talla, l’historien du village, frère du chef.
« Les Sall ont alors quitté Ala Léni pour migrer vers le sud du village et lui laisser le nord ”. Ainsi, aurait débuté le règne des Talla qui vont fournir un fort contingent d’almamy, chefs spirituels et temporels à la fois, maîtres du Fouta durant plusieurs siècles.
Si Sinthiou Bamambé est habité en majorité par des “ Torobés ” ou nobles, on y relève une forte communauté de « Niénios », notamment des “ Laobé ” (sculpteurs du bois) et des griots. Il se raconte même qu’il y en a à Sinthiou Bamambé plus qu’ailleurs.
Ce que ne dément pas Ciré Talla, un des habitants. “ C’est parce que l’Almamy était là que les griots et autres courtisans y étaient nombreux. Ils y sont demeurés ”, affirme M. Talla. Aujourd’hui, les fastes de l’almamat sont bien éloignés. Les habitants vivent de l’agriculture et de l’élevage, mais surtout des retombées de l’émigration.
Si la vie est plutôt paisible dans cette lointaine contrée sise à près de 800 kilomètres de Dakar, les habitants n’en évoquent pas moins quelques difficultés.
C’est le cas notamment du forage du village qui montre de réels signes d’essoufflement dans l’approvisionnement en eau.
Les difficultés sont telles que l’approvisionnement en eau est alterné. Une heure le matin, une autre l’après-midi. Bien qu’étant une sous-préfecture, le manque d’infrastructures d’accueil oblige le sous-préfet à résider à Kanel, distant d’une trentaine de kilomètres ; ce qui n’est pas pour plaire aux villageois.
Un village aux émigrés bien présents
La contribution des émigrés aux efforts de développement du terroir est visible partout dans le village. Rares sont les infrastructures dont la réalisation n’a pas bénéficié de leur soutien.
Ce vendredi, Sinthiou Bamambé a l’allure d’une cité religieuse. Nichée sur le bas-côté de la route nationale, la localité est comme devenue un lieu de pèlerinage. De tous les villages environnants et même beaucoup plus loin jusqu’à Dakar, les invités sont venus prendre part à l’inauguration de la nouvelle grande mosquée.
Après un déjeuner qui a rassemblé tous les invités, la grande prière du vendredi a été l’occasion d’inaugurer ce lieu de culte flambant neuf. C’est la deuxième du genre à être bâtie ici. Comme pour la première, l’appui des émigrés a été déterminant. D’un coût de 40 millions de Fcfa, c’est principalement grâce à leurs dons que cette nouvelle mosquée a été érigée.
L’Association des émigrés de Sinthiou Bamambé joue un rôle crucial dans le développement du village.
Avec plus de 300 membres qui cotisent 15 euros (10 000 Fcfa) chacun, tous les six mois, nombreuses sont les infrastructures du village qui ont été érigées grâce aux contributions financières de cette structure. Les mois de janvier et juillet sont ainsi très attendus dans la vie de la localité.
Les réunions qui se tiennent à ces périodes sont en effet l’occasion de décider des cibles d’investissement. Collèges, bornes-fontaines, forages, mosquées, et une maternité qui a coûté 13 millions de Fcfa... Sans l’émigration, Sinthiou Bamambé ne serait certainement pas ce qu’il est aujourd’hui. “ Nous avons beaucoup de millions en caisse ”, consent à lâcher Amel Talla. Mais la volonté des émigrés d’aider au développement de leur village rencontre parfois des écueils liés à l’incompréhension entre les habitants. “ Notre plus grande difficulté, c’est la mésentente entre les quartiers ” , se plaint M. Talla. Il en a été ainsi lorsqu’il a fallu s’entendre sur le lieu devant abriter un collège d’enseignement moyen.
Que de dissensions entre certains villageois et le président de la Communauté rurale ! Quand ceux-là voulaient choisir tel endroit, d’autres ciblaient tel autre.
A Sinthiou, la rivalité entre les deux grands quartiers, Niarouwal et Ngapougou, est une tare historique qui se transmet de génération en génération. Au grand dam de certaines urgences. La question du collège peine toujours à être tranchée.
POFTANE : nom scientifique du Poftane (bamanbé en pulaar) : « calotropis-procera » plante très présente dans le terroir de Sinthiou Bamanbé
Par Malick M. DIAW et Ibrahima Kh. Ndiaye, Photos Sarakh Diop, Le Soleil