Nombreux sont les Maliens qui vivent difficilement en France et aimeraient rentrer au pays. Mais ils se sentent pris au piège. Leurs familles, ignorantes de leur sort, voire indifférentes, ne veulent pas entendre parler de leur retour. Reportage à Paris et Bamako.
SYFIA - "C'est très facile de venir en France. Le plus difficile, c'est de savoir comment retourner au pays.’ Hamidou, la quarantaine entamée, ne se fait plus d'illusions. Cela fait bientôt vingt ans qu'il est en France. Le retour au bercail ? Il y pense tous les jours, mais il se heurte au refus obstiné des siens restés au pays. Car Hamidou est un soutien de taille pour ses parents à qui il envoie chaque mois 85 €. Interrogé à Bamako, Bourama, son père, retraité, est catégorique : ‘Je n’accepterai pas que mon fils revienne s’installer ici. Il a déjà trois frères au chômage qui n’apportent rien à la famille. Sans lui, qu’est-ce qu’on allait devenir ? Il gagne le même salaire qu’un ministre malien. Est-ce qu’il peut obtenir ça ici ?"
Les Soninkés venus du fleuve
On les appelle communément les « gens du fleuve » : ruraux sénégalais, mauritaniens ou maliens riverains du fleuve Sénégal, le plus souvent soninké ou peuls, ils émigrent depuis le xixe siècle dans toute l’Afrique1. Cette tradition, en partie imposée par les conditions économiques et climatiques sahéliennes, sera « naturellement » reprise après les indépendances, au point que le Soninké symbolisera l’immigré africain en France durant les années 60 et 70. Hommes seuls (pas forcément célibataires), vivant en foyer, envoyant chaque mois un mandat à la famille, le regard tourné vers le pays d’origine, les migrants d’alors se relayaient en France : un cousin ou un cadet venait remplacer son aîné dans le « village-bis », le foyer dans lequel se retrouvaient de nombreux originaires d’une même région. Avec la fermeture des frontières aux migrants sans qualifications en 1974, ce système de noria ne sera plus possible. Les hommes seuls seront bloqués en exil et ils ne tarderont pas à faire venir femmes et enfants, comme le leur permettaient les mesures en faveur du regroupement familial prises à cette époque2.
Les années 80 virent ainsi la naissance de petites communautés soudées, solidaires mais souvent isolées de la société du pays d’accueil, gravitant autour de foyers surpeuplés. Le salaire d’un travailleur pouvait faire vivre plusieurs personnes en France, ainsi que la famille restée au pays, voire une partie du village. A la fin de la décennie, les chefs de famille décidèrent de contrôler leurs envois monétaires au pays, afin de les investir dans des projets porteurs de développement, susceptibles d’arrêter l’hémorragie des forces vives du village.
Métissage ou digestion ?
par Jean-Louis Sagot-Duvauroux
« Dis-nous d’où tu viens ? » Que se joue-t-il lorsqu’une institutrice bien intentionnée pose cette inévitable question au petit Mamadou, né à Montreuil, dans une famille d’origine africaine ? À partir de cet exemple, Jean-Louis Sagot-Duvauroux analyse les pièges du métissage culturel et de l’identité des jeunes Noirs de France. Un texte cinglant, politique, excellente introduction à son passionnant essai On ne naît pas Noir, on le devient.
L’enfant naît à Montreuil, dans la périphérie parisienne. Son père le prénomme Mamadou. Mamadou Diawara. À la maison, la langue qui prédomine est la langue du village originel, la langue soninké. Le soninké n’est pas sans gloire. Au premier millénaire de l’ère chrétienne, il a été l’idiome du puissant empire du Wagadou, également appelé Ghana. Au temps où les Barbares dépècent l’empire romain, le Wagadou tient l’Afrique de l’Ouest dans la paix et la prospérité. Le soninké n’est pas non plus sans perspectives contemporaines. Il est largement parlé dans les villes et les villages de la vallée du fleuve Sénégal. De l’autre côté de l’Équateur, à Poto-Poto, immense marché de Brazzaville, si tu parles soninké, tu es chez toi. Le soninké, tu l’entends sans peine sur les lignes du métro parisien qui ramènent les travailleurs dans les cités des banlieues pauvres. C’est aussi une langue qui peut servir quand on prend un taxi à New York. Mais tout ça ne va pas suffire. Lorsque le petit Mamadou Diawara commence à parler, ce n’est pas dans la langue qui prédomine à la maison, mais dans celle de la crèche et de la télé. En français. Devant ses parents déçus et médusés, Mamadou Diawara interrompt sans retour le fil linguistique qui reliait son père à son lointain pays. Il s’engloutit dans une autre lignée, ou plutôt il est englouti par elle, relié par elle non plus à Koumbi Saleh, la capitale disparue du Wagadou, mais à Rome et Lutèce. De Mamadou Diawara, on dira communément qu’il est un « métis culturel ».
Note de lecture : Abdelmalek Sayad, La double absence. Des illusions aux souffrances de limmigré.
Par Véronique Petit : Maître de conférences, Université de Paris VIII
SAYAD Abdelmalek, La double absence. Des illusions aux souffrances de l’immigré. Préface de Pierre Bourdieu. Paris, Seuil, 1999, 448 p., ISBN 2-020385-96-1.
Sayad est décédé avant d’avoir pu achever le choix et l’organisation des textes qu’il voulait voir (re)paraître afin de rendre une cohérence à l’ensemble de ses analyses sur l’immigration / émigration à partir de l’exemple algérien, thème qu’il approfondira durant toute sa vie. C’est à Pierre Bourdieu qu’il confia son manuscrit avant de mourir et le soin de mener à terme l’objectif qu’il s’était fixé. La courte préface de ce dernier est suivie de treize chapitres qui reprennent des publications antérieures de Sayad, de 1976 à 1995. Les textes ne sont pas présentés selon un ordre chronologique mais selon un axe plus thématique qui rend compte de la forte cohérence de la pensée de Sayad. Une bibliographie complète de ses œuvres est également présentée. Soulignons d’emblée que les textes de Sayad se lisent avec plaisir en raison d’un style limpide, de la pertinence du choix des extraits d’entretiens qui donnent vie et relief à ses analyses.
Dans les premiers chapitres, l’auteur s’attache à construire l’émigration algérienne en tant qu’objet sociologique. À partir du récit d’un émigré kabyle, il rend compte des causes de l’émigration, de l’image de la France en Algérie, des logiques familiales et individuelles, des filières villageoises communautaires, des multiples difficultés de la vie en France. Il met en place les liens qui se tissent entre ceux d’ici et ceux de là-bas. La vie au village, les statuts des individus se définissent progressivement par rapport à l’émigration. Il identifie les éléments et les temps constitutifs de la vie d’un émigré.
Vieillir en immigration
Ce texte n’est pas le résultat d’un travail personnel. Il doit beaucoup aux recherches et à la réflexion commune que nous avons entretenues pendant des années avec Abdelmalek Sayad. C’est lui, plus que moi, qui aurait dû lui donner une forme définitive.
Les mots parlent d’eux-mêmes, et soulignent la contradiction, voire l’absurdité du propos. L’immigration n’est-elle pas, par définition, une situation transitoire, liée à une activité professionnelle, et, par suite, à l’âge adulte, celui qui permet l’exercice de toute activité. C’est, en tout cas, l’idée contenue dans l’expression couramment utilisée de « travail immigré », que ce travail soit seulement saisonnier, temporaire ou qu’il soit « permanent1 ». En France la délivrance de la carte de séjour a été longtemps liée très immédiatement au contrat de travail ; et la notion même de titre unique de séjour, plus récemment introduite en France, suppose encore aujourd’hui cette confusion. Elle est telle que l’absence, même momentanée, de travail peut être considérée comme parfaitement anormale, et que l’immigré qui en est victime peut être amené à repartir dans son pays d’origine, parfois même sous la contrainte, sa présence ayant perdu toute justification. Cette liaison est un phénomène somme toute assez fréquent, qui n’est d’ailleurs pas particulier à la France et qui se traduit parfois par des retours massifs à certains moments. On pense par exemple aux travailleurs asiatiques recrutés au XIXe siècle aux États-Unis pour la construction des chemins de fer. On pense aux travailleurs recrutés dans les États arabes du Moyen-Orient, et que l’on refoule dès que le travail vient à manquer. Plus près de nous (géographiquement s’entend), on pense aux travailleurs polonais recrutés en France dans les mines et la sidérurgie au début des années vingt, et que l’on renvoie par trains entiers quelques années plus tard, en 1934-35, quand la grande crise économique provoque dans ces secteurs d’activité un important chômage. Cas remarquables, mais on pourrait en citer bien d’autres.